EXTRAIT : Juste pour le goût et le rythme...Cela pourra vous éviter une bévue  si vous étiez tenté de l'offrir...

 ATTENTION :REPRODUCTION INTERDITE. Copyright. Seuil 2003.

Cassette 1
 
 

Intérieur jour
TC : 00 00 02 00
 

Bienvenue en cellule. Non, je ne plaisante pas, vous ne devinez pas à quel point votre présence me touche. Vous avez dû traverser ces couloirs sinistres, franchir toutes les grilles, faire à chaque fois risette au maton qui les verrouillait derrière vous. J'imagine que vous avez ramé pour obtenir les autorisations de tournage. Et maintenant vous me dévisagez avec une telle gentillesse. J'y crois pas ! Ça réchauffe, vous savez, de se sentir écouté.
Désolé pour l'odeur, je me suis plaint du service mais ils s'en contrefichent. Regardez la mousse, le matelas est pourri, ça schlingue le munster. C'est trop humide. Toutes les nuits, je me réveille trempé. Mais je n'ai pas à faire le malin, la cantine est correcte et je vais à la bibliothèque quand ça me chante... Oui, vous pouvez poser vos valises ici.
Pardon ?
Je dois dire Parislemanstrasbourg... Essais de micro, une deux trois... ça baigne... Merci, j'ai l'habitude, d'ailleurs vous l'avez lu dans ma bio, non, c'est pas dans les fiches ?... Pouvez pas savoir comme ça me fait bizarre d'être de l'autre côté de l'objectif, j'ai l'impression de tout voir à l'envers, va falloir que je m'y fasse... On se tutoie ? Non ? Vu le sujet, j'imagine qu'on vous a conseillé d'aborder le quotidien pour en venir en douceur aux affaires de douches, le créneau Jean Genêt, la rose en moins. Ça leur plaît, je sais, vous n'y pouvez rien, pas plus que vous ne pouvez réparer cette lézarde derrière la cuvette des chiottes...
Il faut peut-être que je me présente ? Mohamed Zigouni ? Vous voulez aussi mon matricule ? Pas la peine, tu colleras un synthé sous mon faciès coupable. Comment dis-tu ? Aller à l'essentiel mais pour sûr mon chéri, on va y aller. Seulement, si tu veux vraiment saisir comment j'en suis arrivé là, va falloir t'accrocher.
L'essentiel...
Les faits, rien que les faits. C'est vraiment bizarre cette impression de face-caméra, vous êtes sûr que ça va marcher ? Je vais avoir l'air d'un fou. Mais vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas ?
OK, c'est parti...
C'est vrai, il y avait urgence, je n'avais rien tourné depuis un an, j'aurais pris n'importe quoi, même un marronnier de France 2 sur les putes yougoslaves. Je ne comprenais rien à ce qui m'arrivait. L'année précédant ma déveine, j'étais encore un réalisateur à la mode, je refusais du boulot, et brutalement, la baraka m'avait lâché. Du jour au lendemain, le téléphone est devenu silencieux, les amis se sont faits plus rares, surtout les snobs. On m'évitait. J'avais beau relancer les décideurs comme un vulgaire marchand d'aspirateurs, mes beaux projets de documentaires à l'ancienne s'enlisaient les uns après les autres dans le marécage sournois des antichambres et des faux-fuyants.
Au début, je ne me suis pas trop inquiété. J'en ai profité pour méditer sur quelques péplums infaisables en vivant chichement sur les allocations-chômage. Six mois plus tard, j'ai commencé à comprendre, avec cette affreuse sensation d'impuissance que les exclus décrivent tous, qu'en fait, je venais d'amorcer la grande descente vers les cartons, vous savez, ceux qu'on étale le soir sur le macadam avant de se finir au gros rouge.
Si je vais trop vite, faut me le dire...
Trop long ?
 

Non mais je rêve ! Vous tournez avec une DV d'amateur et vous n'avez même pas assez de pognon pour vous payer les bandes ! C'est quoi cette production de branques ?
Comme un Miroir  ?
OK, les faits, rien que les faits, je résume : si je me retrouve ici à moisir en taule, c'est à cause de cette... de Lise Com... Ah, pardon, pas de noms ! Alors on dira, juste qu'il sagit une grande dame du Paf. Une tueuse. Elle était à la recherche d'un rédacteur en chef. Je me souviens, quand on m'a refilé l'adresse, je nageais en pleine poésie, l'immeuble de LC productions était situé au treize de la rue de la Grâce et je me disais que je ne pouvais tomber là que sur des gens de bonne volonté... Tu te souviens de "Vade retro" et de la spéciale sur l'intimité des transsexuels ? Lise, baronne à vie sur l'échelle audimat. Tu vois de qui je parle ? Oui chéri, c'est bien elle, notre reine du sexy-show, la diva du divan à paillettes. Quand elle déjeune avec les fermiers généraux des chaînes, elle, au moins, elle a des arguments. Mon petit doigt m'avait soufflé que Madame allait lancer en septembre un nouveau magazine-société qui allait casser la baraque. Pour ça, je lui faisais confiance. Moi, je végétais plutôt dans la catégorie des soutiers qu'on pressure, genre bonnet péruvien qui casse régulièrement l'ambiance aux Sept d’or. L'intermittence était mon lot, j'étais précaire. Quand est-ce que j'ai commencé à péter les plombs ? Ce serait peut-être un meilleur début pour ton film, tu crois pas ?
 Coupe pas, on va enchaîner...

Au retour de Sarajevo, trois ans plus tôt, à cause d'un je ne sais quoi dans la lumière de la ville assiégée, je voyais des anges. C'était l'hiver ça pilonnait au mortier toutes les nuits. J'étais à l'Holiday Inn avec les autres charognards de la lucarne, et comme on n'avait pas de chauffage dans les chambres, j'avais picolé pas mal de Slivovitz au bar. En rentrant me coucher, je me suis gouré d'escalier, celui que j'avais pris avait été éventré par un obus et donnait sur le vide. J'ai pété les plombs parce qu'en face, c'était la zone serbe et que j'étais à portée de leurs pétoires infra-rouge. Une cible à mille dollars. La veille, ils avaient dégommé un fringant capitaine de la Forpronu qui était sorti du hall pour fumer une cigarette. Une balle explosive entre les deux yeux. Á la première bouffée, le crâne avait éclaté comme une pastèque. Á l'hôtel on avait visionné les images toute la journée, je savais ce qui m'attendait. Mais je n'ai pas bougé une patte, au contraire. Je me suis tétanisé comme un garenne sur le palier et j'ai attendu l'éclair avec la sensation éblouie d'être là et ailleurs en même temps.
C'était agréable, léger, infiniment plus sympathique que la réalité, à tel point que je me suis mis à beugler un alléluia à tue-tête en faisant un bras d'honneur aux snipers. J'étais fin prêt pour le grand saut, soulagé d'arriver enfin au bout du cauchemar. En face aussi ce devait être l'heure de l'apéro, il n'y a pas eu de coup de feu. L'instinct de survie aidant, j'ai fini par retrouver l'escalier à tâtons, content de m'en être tiré à si bon compte. Ce n'est que dans le hall, au moment où j'ai essayé de raconter ma mésaventure aux collègues, que j'ai senti le malaise. J'étais vivant, je les voyais, je les entendais plaisanter et je riais avec eux, mais j'ai compris que désormais, plus rien ne pourrait m'atteindre. Comme si un mur invisible m'avait soudain séparé des autres, une évidence terrible qui me rendait pour toujours étranger au monde. Alors quelquefois, je me dis : " T'es peut-être vraiment parti ce jour-là..." Tu te marres ? Ce qui m'a achevé, c'est la réaction des grands manitous quand je suis rentré. Je sais, je sais, pas de noms... Le barbu du CSA, oui ! On n'en parlera pas.
Je peux quand même te dire que ce faux-derche avait trouvé mes chroniques sur la souffrance des assiégés trop complaisantes à l'égard du camp musulman ? Considérant que le président Milosevic dînait encore à l'Elysée, sa Suffisance Sérénissime avait besoin du point de vue des tireurs serbes, pour équilbrer le sujet. Bref, après avoir rencontré les anges, je me suis tapé les murs.

Soixante mois que je croupis là à cause de ces rats ! En décembre, il m'en restera encore douze à tirer. T'as compté le nombre de secondes que ça fait ? Sans voir ses mômes grandir, sans toucher la terre, sans voir la mer ? C'est bien fait pour ma pomme. J'aurais jamais dû toucher aux gendarmes, c'est le pire des crimes après la fausse monnaie...
En tout cas, à l'époque où je suis venu postuler chez Lise, j'étais déjà grillé dans la plupart des officines parisiennes. Momo Zigouni, un zigoto qui se la pète, voilà en gros ce qui se colportait sur mon compte. Sérieux, j'étais hors-jeu, totalement obsolète et en plus, fauché.
Vous concevrez alors mon empressement à profiter du tuyau qu'une bonne âme m'avait refilé la veille au soir : il y avait de la fraîche à palper chez Lise C., un vrai poste CDD longue durée, bien payé avec avantages sociaux sans arnaque aux assedic. Un miracle. J'avais enfin une chance de me refaire. Évidemment, il y aurait quelques couleuvres à avaler. La bonne âme en question, m'avait expliqué la manoeuvre : confrontée au retour en force de l'Ordre Moral, la baronne recrutait d'urgence un collaborateur zélé en quête de sens. Ça tombait bien, j'étais en plein vertige.
La dame, toujours très débordée, m'avait convoqué pour un entretien d'embauche à seize heures précises. Pour faire bonne figure, j'avais ressorti l'ensemble Ardisson, complet anthracite italien et tee-shirt noir flambant neuf, et je m'étais promis de ne pas dire de grossièretés inutiles.
Je n'ai pas eu à sonner longtemps, la porte en frisette de pin verni s'est ouverte avant même que j'aie poussé le bouton. La nana de l'accueil avait l'ouie fine, ou alors elle m'attendait. Une rouquine souriante et pas bêcheuse. Elle m'a détaillé en tournicotant ses mèches tout en répondant d'une voix suave à l'appel en cours. Je lisais dans ses pensées. Pour elle je n'étais qu'un tocard de plus. D'après la rumeur, le poste était intenable, aucun candidat n'avait pu résister plus de trois semaines.
Vous n'imaginez pas la pression. Rien que cette attente insupportable pour commencer. La minette m'a fait asseoir à seize heures tapantes, à dix-neuf heures vingt j'étais toujours cramponné au divan. Trois plombes à voir passer et repasser la baronne déguisée en bip-bip coyote, à l'entendre me promettre qu'elle serait à moi juste après. Dans cinq minutes je suis à vous ! Mon dieu ! L'imaginer offerte à poil sur le bureau me filait des angoisses, j'en avais les mains moites.
Je m'étais calé au fond du canapé pleine fleur, un observatoire stratégique, à deux pas du distributeur. Madeleines, cappuccinos, chewing-gum, deux Cocas, j'en étais déjà de ma poche. Depuis ma débine, chaque minute à Paris me coûtait. Avant, je ne le sentais pas, mais progressivement j'en étais arrivé à compter les pièces de dix centimes.
Quel jour c'était ?

Je vous l'ai déjà dit, un lundi, en juillet, il faisait très chaud. Le quinze, si je me souviens bien, à cause du feu d'artifice de la veille. L'ambiance dans la boîte ressemblait à celle de la plupart des productions où j'avais traîné mes guêtres. L'équipe préparait la tambouille de la semaine. Derrière moi ça s'agitait, ça jacassait, les journalistes semblaient ne pas me voir, ils s'affairaient dans les salles et les couloirs, je les entendais discourir, sérieux comme des papes, de la nécessité ou non d'inviter sur le plateau une certaine Raymonde, une super-cliente première-main, mais pas tout à fait dans le créneau. La dite Raymonde venait de perdre son fils Mouloud, rectifié au cutter dans un couloir de RER pour une affaire de briquet. D'après la fiche, elle parlait bien de sa souffrance, mais derrière moi, une voix mâle et familière, a déclaré : "Le sujet des mariages mixtes risque de plomber l'émission, vous croyez pas, chef ? "
Je me suis retourné, c'était à moi qu'on s'adressait. Francis Leborgne, cet enfoiré de Leborgne ! Sans lui, rien ne serait arrivé et vous ne seriez pas là en train de me prendre la tête avec votre caméra qui me bloque ! Oui, vous entendez ! Ça me bloque d'être obligé de bavasser sans arrêt sans que vous posiez jamais de questions. J'avais donné mon accord pour une interview, pas pour un monologue. Vous voulez arrêter votre engin s'il vous plait ?
C'est fait ?
Arrêtez de me prendre pour une bûche, je n'ai pas vu le voyant s'éteindre... Comment j'ai rencontré Leborgne ?
D'accord, on en reparle hors-enregistrement, ça m'arrange, d'autant que ce n'est pas très reluisant : un publi-reportage de six minutes sur les couches culottes recyclables. Quand on est au bout du rouleau on prend ce qu'on trouve.
 

Dites, vous voulez bien me laisser approcher de cette caméra, je voudrais être certain qu'elle ne tourne pas. Je connais vos ficelles, vous piquez des moments en loucedé pour avoir quelque chose de vivant dans l'image. Du vivant qui craque ou qui s'amuse, mais du vivant, bordel, pas de bidonnage ! Tu vois, je te le dynamite ton piratage.
Revenons à nos moutons, le quinze juillet, le jour de mon entretien d'embauche. Leborgne m'observait, l'œil goguenard, attendant visiblement que je m'énerve. J'attaquais ma deuxième heure de poireautage payant, mais j'étais impérial, je ne m'inquiétais pas du retard de la baronne. Il m'a demandé ce que je devenais, je lui ai dit que j'étais toujours marié, que j'avais réussi à sauver provisoirement ma baraque du fisc, ainsi que quelques canassons de réforme et un antique coupé sport rouge qui ressemblait, de très loin, à une Ferrari. On s'est marré. Il savait comme moi que la Toyota avait 400 000 au compteur ; il me restait un tombereau de crédit immobilier à tirer et si je flanchais, la banque récupérerait la mise. Pas besoin d'aller en Amérique latine pour rencontrer des hordes de rapaces prêts à dépecer un pauvre.
Francis, lui, n'avait pas de soucis. Un beau brun aux yeux verts, le kakou dans sa splendeur. Il roulait en moto, changeait de partenaires comme de chaussettes et n'avait pas de gamins à récupérer à la crèche. Je me revoyais à son âge, intouchable, libre comme l'air. Pour moi, terminée la fiesta, j'avais une famille à nourrir, mais les difficultés venaient d'ailleurs. Á la fin, on a convenu que c'était la petite lucarne qui me posait problème. Je l'avais servie sans états d'âme pendant plus de vingt ans, jusqu'au jour où le ressort s'était cassé. C'est vrai, je ne supportais plus du tout l'idée de crapahuter dans les champs de mines pour ramener une séquence de viande éclatée à caler entre deux tranches de pub. J'étais devenu allergique à toute cette mélasse. Ça m'handicapait, les spécialistes du bourrage de mou ont un sixième sens pour repérer les déviants dans mon genre et j'avais peur que Lise me tire les vers du nez. Je n'avais pas le choix, je devais la convaincre. Leborgne me jouait gagnant, pour lui, vu mon profil, c'était dans la poche.

J'ai croisé les doigts.
Quand elle a ouvert la porte de son bureau, il venait juste de me lâcher la grappe. Le téléphone calé dans la tignasse, elle m'a scanné de la tête aux pieds, attentive au moindre signe de gêne vestimentaire. De ce côté-là, j'assurais, ma fripe avait assez de classe pour bluffer un banquier luxembourgeois. Je me suis déventousé en douceur du canapé et j'ai éteint mon mobile, avant d'amorçer une courbette pour lui tendre la main. Elle a apprécié l'allégeance discrète et m'a prié d'entrer d'un geste royal. Je rigolais sous cape.
" Désolée.Je ne vous ai pas fait trop attendre ? " elle a minaudé, l'œil brillant. Une charmeuse. J'ai repérè sa lippe gourmande. Son bureau était chaleureux, un de ces endroits où l'on se laisse facilement aller. On y laisse sa vie.
" J'en ai profité pour me mettre gentiment dans le bain..." j'ai dû rétorquer. Je n'étais pas dupe de son manège. Elle a tout de suite embrayé sur la culture de la maison, une véritable équipe où les rapports humains étaient privilégiés.
"... Climat convivial, de vraies valeurs, priorité à la sincérité, une famille difficile, mais tellement merveilleuse, tellement soudée..." qu'elle pérorait, la diva. J'écoutais distraitement son blabal en laissant traînouiller mes antennes. Un panneau fleuri rappelait aux visiteurs que nous étions en zone non-fumeur. Profitant d'une brève trouée, j'ai confié à la bavarde que j'allais décrocher. Elle m'a gratifié d'un sourire de vamp et m'a félicité comme si j'étais déjà du clan. Ça m'a fouetté la libido.
Je la revois encore avec sa jupette ras la motte, les jambes repliées sur le grand sofa de cuir, offrant à mon regard gêné le spectacle de ses cuisses pâles et nues. Elle me testait.
C'était la première fois que je l'approchais en chair et en os. Rien à voir avec l'animatrice glamour que j'avais vue cent fois à l'écran. Au naturel, elle affichait un côté bohème, fragile, et ses pattes-d'oie profondes m'évoquaient des heures douloureuses, tant pour elle que pour la maquilleuse. Il faut dire qu'au moment des faits, elle tirait déjà sur la cinquantaine. On s'est regardés un long moment en chiens de faience. Prudent, j'en ai profité pour vérifier l'état de mes semelles. Une authentique tapisserie d'Aubusson tenait lieu de moquette et de paillasson. Par terre, sous le bureau, autour de la chaise, des calligraphies alertes prévenaient le visiteur contre toutes ces paroles que l'on prononce pour ne rien dire, il y était question de mensonge, de vérité et de silence. C'était magnifique. Je piétinais une oeuvre d'art mais j'avais l'air d'être le seul à le savoir.
" Alors dites-moi ce qui vous amène ?" elle a relancé en me harponnant des yeux comme une guichetière de la Sécu. J'avais décidé de jouer franc-jeu. Je lui ai avoué d'emblée qu'une amie très chère m'avait mis au courant du poste vacant, en ajoutant néanmoins que si l'ancienne rédactrice en chef venait de rendre son tablier pour cause de surmenage, moi, j'étais en pleine forme et prêt à assurer la relève. Elle a eu dans les prunelles un de ces éclairs maléfiques qui font chavirer ses chers téléspectateurs, un masque de courtisane florentine où la rouerie le disputait à la duplicité. J'ai bien pensé au piège, mais pas assez pour me tirer dare-dare.

Les sujets des Yeux du Réel, son nouveau magazine, étaient de haute volée : "Les siamoises ennemies," "Les irradiés d'Auvers sur Oise, "Viol en bout de ligne," rien que du beau, de l'humain à pleins seaux, en évitant comme toujours, la politique et le glauque primaire.
Après les surenchères du psy-show, Lise C. avait décidé de se réorienter vers le créneau porteur du docucul franco-formaté, celui où l'on métamorphose la bonniche en technicienne de surface : des thèmes fédérateurs et populaires, provocateurs tout en restant d'assez bonne tenue pour qu'un évêque pédophile puisse s'y exprimer à l'aise. Une envoûteuse de première, elle a toujours su faire vibrer les foules. Quand elle m'a demandé, avec un effet de sourcil étudié, si en ce moment je travaillais sur un film, un coup d'œil à la trotteuse m'a confirmé ce que je devinais déjà : une minute de silence, pour elle, c'était l'enfer à vivre.
 Elle avait fait consulter par Carole, sa fidèle secrétaire, ma bio complète sur http://momo.fr, elle savait donc que j'avais commis quelques pamphlets vaguement subversifs publiés à la sauvette dans les années 80. Elle s'en fichait comme de l'an quarante, elle voulait juste être certaine de ma disponibilité psychique et surtout, de ma totale plasticité morale. Je lui ai juré, main sur le cœur, que le Momo caractériel des camps de famine et des directs sous les bombes était mort. Je ne mentais pas, après neuf mois de chômage sec, je voulais en finir avec le stress de la gamelle à remplir. Pour avoir la paix, j'étais vraiment prêt à accepter la laisse. En vérité, je cherchais juste une niche pour l'hiver, mais ça, c'est resté silencieux, bien planqué dans un coin de ma cervelle.

Rassurée par mon recentrage teinté de cynisme bon teint, elle a commencé à m'expliquer le topo en insistant sur les termes ronflants : Rédacteur en chef, Disponibilité Absolue, Grilles, Chaînes, Audience et Placards... Le vocabulaire du Château. J'allais virer cloporte, avec horaires élastiques, tickets restau et portable ouvert 24h/24. Ça me terrorisait d'avance. "Faut surtout pas que je me laisse déborder par cette accro du rendement." je me disais en lorgnant d'un œil inquiet la gymnastique sophistiquée de ses lèvres. Vous avez remarqué comme elle passe son temps à les humecter ? Deux acrobates suspendues au bout de ses zygomatiques en folie, elles vous chopent le regard comme un caméléon une mouche.
Ça tourne toujours ?
J'avais intérêt à bien choisir mon thème si je voulais la brancher.
"La télé ne m'aime plus parce que je ne supporte plus le rôle qu'elle me demande de jouer." C'est à peu près l'argumentaire bidon que je lui ai déballé sans rire, à la baronne. Elle s'est marrée de bon cœur , mon discours ultra-réglé lui convenait. J'assurais. Je m'étais préparé à l'entretien comme un sportif à son épreuve, la dope en moins.
Elle m'a proposé d'aller prendre un verre au "Miroir aux Alouettes", une brasserie chic où elle avait ses habitudes. On est sortis en bavardant gaiement, je me sentais pousser des ailes, le firmament était somptueux et Lise de plus en plus volubile. Elle venait de décider qu'elle avait désormais tout son temps... On était à deux pas de la Maison de la Radio, le quartier des émetteurs, je me voyais déjà de retour chez les caïds.
On a parlé pendant des heures de la mascarade du pouvoir et du milieupourridesmedia, de la transparence impossible et de l'habileté diabolique que l'on acquiert à se jouer de la vérité et du mensonge. Elle m'écoutait en grignotant sa laitue pendant qu'entre deux tirades à rallonge, je me goinfrais de saucisson sec et de jambon de Bayonne, le tout arrosé d'un bordeaux de première bourre. Pour lui situer mon éthique, je lui ai raconté qu'un jour j'avais failli rompre avec une maîtresse chère, simplement parce qu'elle avait pris parti pour Bronski dans l'histoire du Tramway Nommé Désir. Ça l'a bien déridée, moi aussi, et quand elle m'a accompagné en descendant coup sur coup deux grands ballons cul-sec, je me suis dit que l'affaire était dans le sac.
J'avais branché la grande prêtresse, mais l'heure tournait et je sentais bien que mon incapacité crasse à étirer les mondanités sur le long terme allait tôt ou tard lui sauter aux yeux. Il y avait urgence, d'autant que l'heure du dernier métro approchait et que j'avais mon tortillard à une heure treize, gare de Lyon, sinon, coincé à Paris, j'aurais encore droit à un cercueil en plastoc genre Formule 1 ou un hôtel de passe du XIIIéme avec vue sur les tours. Le tout à mes frais. C'est ça l'inconvénient d'habiter la cambrousse ; la nuit, les trains s'arrêtent et la ville, cette grosse araignée puante vous suce les biffetons avant même que vous les ayez gagnés.
 J'ai dégainé mon portefeuille comme un flambeur en faisant mine de chercher ma carte de crédit au milieu d'un fouillis de paperasses. La vieille ruse a marché. Piquée par mon insolence machiste, la diva a absolument tenu à m'offrir le carafon et l'assiette ; l'air de rien, ça faisait toujours autant de pris. Tout était calculé au quart de poil. J'avais commandé du sauciflard pour bien lui montrer qu’en dépit de mes origines un peu sauvages, je pouvais manger de la cochonnaille comme tout le monde. Naturellement, elle l'a remarqué et m'a avoué, toute papillonnante, que ça l'avait rassurée. Au début, elle m'avait pris pour un Libanais. Elle avait lu Jamais sans ma fille et constaté au J.T. les ravages de l'ex-agent de la CIA Ben Laden. C'était bien avant le 11 septembre, mais les barbus lui faisaient déjà peur. Á moi aussi, même si ce n'était pas du tout pour les mêmes raisons.
Après ?

Attends un peu que ça me revienne.
Elle m'a dit de repasser le lendemain vers dix heures pour faire le point sur le taf en cours. On s'est fait la bise, et j'ai volé, le cœur tranquille jusqu'au métro. En arrivant sur le quai désert, j'étais heureux, un peu pompette, mais l'esprit clair. Lise C. allait m'engager, c'était évident. Je me repassais le film. Tout allait bien. Et puis, je ne sais trop pourquoi, l'angoisse du fiasco a commencé à me miner.
Une faune d'été malodorante a envahi la station. Des crétins d'âge mûr déguisés en ados, des ados déguisés en bébés, short informe à mi-mollets, boule à zéro et pompes de randonnée orthopédiques, des anglaises énervées par la chaleur, qui chahutaient des cils avec leur amour fou d'un soir, des flics rigolards, des contrôleurs et des mendiants qu'on chasse, bref, les vacances à Paris. Et moi, coincé dans mon costard grisouille de télochard à la petite semaine, j'avais la sale impression de ressembler au croque-mort de service. Pour couronner le tout, j'avais repéré mon clone : un Antillais dynamique qui paradait avec sa serviette Hermès et sa cravate de rigolo des assurances. Un cadre, un vrai de vrai lui, un bounty qui piaffait. Il cherchait la connivence, le malade. Il pouvait bien se la jouer grand prince au milieu de la piétaille, on était plantés comme les autres à attendre le dernier convoi. J'entendais les grandes orgues,  Requiem pour un raté.
Je croyais voir tout en noir, j'en étais encore au modèle optimiste.

TC : 00 00 13 01
FIN DE CASSETTE

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Rushes
Prod : "Comme un Miroir "
Ambiances sonores :  3' en fin de bande

Pas. Arrivée gardiens
Sirènes ( 3 types)
Pluie sur le toit
Cris aigus dans la cour
Coups de matraque (voir plans volés)
Verrouillage des cellules