ATTENTION :REPRODUCTION INTERDITE. Copyright. Seuil 2003.
Cassette 1
Intérieur jour
TC : 00 00 02 00
Bienvenue en cellule. Non, je ne plaisante pas, vous ne devinez pas
à quel point votre présence me touche. Vous avez dû
traverser ces couloirs sinistres, franchir toutes les grilles, faire à
chaque fois risette au maton qui les verrouillait derrière vous.
J'imagine que vous avez ramé pour obtenir les autorisations de tournage.
Et maintenant vous me dévisagez avec une telle gentillesse. J'y
crois pas ! Ça réchauffe, vous savez, de se sentir écouté.
Désolé pour l'odeur, je me suis plaint du service mais
ils s'en contrefichent. Regardez la mousse, le matelas est pourri, ça
schlingue le munster. C'est trop humide. Toutes les nuits, je me réveille
trempé. Mais je n'ai pas à faire le malin, la cantine est
correcte et je vais à la bibliothèque quand ça me
chante... Oui, vous pouvez poser vos valises ici.
Pardon ?
Je dois dire Parislemanstrasbourg... Essais de micro, une deux trois...
ça baigne... Merci, j'ai l'habitude, d'ailleurs vous l'avez lu dans
ma bio, non, c'est pas dans les fiches ?... Pouvez pas savoir comme ça
me fait bizarre d'être de l'autre côté de l'objectif,
j'ai l'impression de tout voir à l'envers, va falloir que je m'y
fasse... On se tutoie ? Non ? Vu le sujet, j'imagine qu'on vous a conseillé
d'aborder le quotidien pour en venir en douceur aux affaires de douches,
le créneau Jean Genêt, la rose en moins. Ça leur plaît,
je sais, vous n'y pouvez rien, pas plus que vous ne pouvez réparer
cette lézarde derrière la cuvette des chiottes...
Il faut peut-être que je me présente ? Mohamed Zigouni
? Vous voulez aussi mon matricule ? Pas la peine, tu colleras un synthé
sous mon faciès coupable. Comment dis-tu ? Aller à l'essentiel
mais pour sûr mon chéri, on va y aller. Seulement, si tu veux
vraiment saisir comment j'en suis arrivé là, va falloir t'accrocher.
L'essentiel...
Les faits, rien que les faits. C'est vraiment bizarre cette impression
de face-caméra, vous êtes sûr que ça va marcher
? Je vais avoir l'air d'un fou. Mais vous me prenez pour un fou, n'est-ce
pas ?
OK, c'est parti...
C'est vrai, il y avait urgence, je n'avais rien tourné depuis
un an, j'aurais pris n'importe quoi, même un marronnier de France
2 sur les putes yougoslaves. Je ne comprenais rien à ce qui m'arrivait.
L'année précédant ma déveine, j'étais
encore un réalisateur à la mode, je refusais du boulot, et
brutalement, la baraka m'avait lâché. Du jour au lendemain,
le téléphone est devenu silencieux, les amis se sont faits
plus rares, surtout les snobs. On m'évitait. J'avais beau relancer
les décideurs comme un vulgaire marchand d'aspirateurs, mes beaux
projets de documentaires à l'ancienne s'enlisaient les uns après
les autres dans le marécage sournois des antichambres et des faux-fuyants.
Au début, je ne me suis pas trop inquiété. J'en
ai profité pour méditer sur quelques péplums infaisables
en vivant chichement sur les allocations-chômage. Six mois plus tard,
j'ai commencé à comprendre, avec cette affreuse sensation
d'impuissance que les exclus décrivent tous, qu'en fait, je venais
d'amorcer la grande descente vers les cartons, vous savez, ceux qu'on étale
le soir sur le macadam avant de se finir au gros rouge.
Si je vais trop vite, faut me le dire...
Trop long ?
Non mais je rêve ! Vous tournez avec une DV d'amateur et vous
n'avez même pas assez de pognon pour vous payer les bandes ! C'est
quoi cette production de branques ?
Comme un Miroir ?
OK, les faits, rien que les faits, je résume : si je me retrouve
ici à moisir en taule, c'est à cause de cette... de Lise
Com... Ah, pardon, pas de noms ! Alors on dira, juste qu'il sagit une grande
dame du Paf. Une tueuse. Elle était à la recherche d'un rédacteur
en chef. Je me souviens, quand on m'a refilé l'adresse, je nageais
en pleine poésie, l'immeuble de LC productions était situé
au treize de la rue de la Grâce et je me disais que je ne pouvais
tomber là que sur des gens de bonne volonté... Tu te souviens
de "Vade retro" et de la spéciale sur l'intimité des transsexuels
? Lise, baronne à vie sur l'échelle audimat. Tu vois de qui
je parle ? Oui chéri, c'est bien elle, notre reine du sexy-show,
la diva du divan à paillettes. Quand elle déjeune avec les
fermiers généraux des chaînes, elle, au moins, elle
a des arguments. Mon petit doigt m'avait soufflé que Madame allait
lancer en septembre un nouveau magazine-société qui allait
casser la baraque. Pour ça, je lui faisais confiance. Moi, je végétais
plutôt dans la catégorie des soutiers qu'on pressure, genre
bonnet péruvien qui casse régulièrement l'ambiance
aux Sept d’or. L'intermittence était mon lot, j'étais précaire.
Quand est-ce que j'ai commencé à péter les plombs
? Ce serait peut-être un meilleur début pour ton film, tu
crois pas ?
Coupe pas, on va enchaîner...
Au retour de Sarajevo, trois ans plus tôt, à cause d'un
je ne sais quoi dans la lumière de la ville assiégée,
je voyais des anges. C'était l'hiver ça pilonnait au mortier
toutes les nuits. J'étais à l'Holiday Inn avec les autres
charognards de la lucarne, et comme on n'avait pas de chauffage dans les
chambres, j'avais picolé pas mal de Slivovitz au bar. En rentrant
me coucher, je me suis gouré d'escalier, celui que j'avais pris
avait été éventré par un obus et donnait sur
le vide. J'ai pété les plombs parce qu'en face, c'était
la zone serbe et que j'étais à portée de leurs pétoires
infra-rouge. Une cible à mille dollars. La veille, ils avaient dégommé
un fringant capitaine de la Forpronu qui était sorti du hall pour
fumer une cigarette. Une balle explosive entre les deux yeux. Á
la première bouffée, le crâne avait éclaté
comme une pastèque. Á l'hôtel on avait visionné
les images toute la journée, je savais ce qui m'attendait. Mais
je n'ai pas bougé une patte, au contraire. Je me suis tétanisé
comme un garenne sur le palier et j'ai attendu l'éclair avec la
sensation éblouie d'être là et ailleurs en même
temps.
C'était agréable, léger, infiniment plus sympathique
que la réalité, à tel point que je me suis mis à
beugler un alléluia à tue-tête en faisant un bras d'honneur
aux snipers. J'étais fin prêt pour le grand saut, soulagé
d'arriver enfin au bout du cauchemar. En face aussi ce devait être
l'heure de l'apéro, il n'y a pas eu de coup de feu. L'instinct de
survie aidant, j'ai fini par retrouver l'escalier à tâtons,
content de m'en être tiré à si bon compte. Ce n'est
que dans le hall, au moment où j'ai essayé de raconter ma
mésaventure aux collègues, que j'ai senti le malaise. J'étais
vivant, je les voyais, je les entendais plaisanter et je riais avec eux,
mais j'ai compris que désormais, plus rien ne pourrait m'atteindre.
Comme si un mur invisible m'avait soudain séparé des autres,
une évidence terrible qui me rendait pour toujours étranger
au monde. Alors quelquefois, je me dis : " T'es peut-être vraiment
parti ce jour-là..." Tu te marres ? Ce qui m'a achevé, c'est
la réaction des grands manitous quand je suis rentré. Je
sais, je sais, pas de noms... Le barbu du CSA, oui ! On n'en parlera pas.
Je peux quand même te dire que ce faux-derche avait trouvé
mes chroniques sur la souffrance des assiégés trop complaisantes
à l'égard du camp musulman ? Considérant que le président
Milosevic dînait encore à l'Elysée, sa Suffisance Sérénissime
avait besoin du point de vue des tireurs serbes, pour équilbrer
le sujet. Bref, après avoir rencontré les anges, je me suis
tapé les murs.
Soixante mois que je croupis là à cause de ces rats !
En décembre, il m'en restera encore douze à tirer. T'as compté
le nombre de secondes que ça fait ? Sans voir ses mômes grandir,
sans toucher la terre, sans voir la mer ? C'est bien fait pour ma pomme.
J'aurais jamais dû toucher aux gendarmes, c'est le pire des crimes
après la fausse monnaie...
En tout cas, à l'époque où je suis venu postuler
chez Lise, j'étais déjà grillé dans la plupart
des officines parisiennes. Momo Zigouni, un zigoto qui se la pète,
voilà en gros ce qui se colportait sur mon compte. Sérieux,
j'étais hors-jeu, totalement obsolète et en plus, fauché.
Vous concevrez alors mon empressement à profiter du tuyau qu'une
bonne âme m'avait refilé la veille au soir : il y avait de
la fraîche à palper chez Lise C., un vrai poste CDD longue
durée, bien payé avec avantages sociaux sans arnaque aux
assedic. Un miracle. J'avais enfin une chance de me refaire. Évidemment,
il y aurait quelques couleuvres à avaler. La bonne âme en
question, m'avait expliqué la manoeuvre : confrontée au retour
en force de l'Ordre Moral, la baronne recrutait d'urgence un collaborateur
zélé en quête de sens. Ça tombait bien, j'étais
en plein vertige.
La dame, toujours très débordée, m'avait convoqué
pour un entretien d'embauche à seize heures précises. Pour
faire bonne figure, j'avais ressorti l'ensemble Ardisson, complet anthracite
italien et tee-shirt noir flambant neuf, et je m'étais promis de
ne pas dire de grossièretés inutiles.
Je n'ai pas eu à sonner longtemps, la porte en frisette de pin
verni s'est ouverte avant même que j'aie poussé le bouton.
La nana de l'accueil avait l'ouie fine, ou alors elle m'attendait. Une
rouquine souriante et pas bêcheuse. Elle m'a détaillé
en tournicotant ses mèches tout en répondant d'une voix suave
à l'appel en cours. Je lisais dans ses pensées. Pour elle
je n'étais qu'un tocard de plus. D'après la rumeur, le poste
était intenable, aucun candidat n'avait pu résister plus
de trois semaines.
Vous n'imaginez pas la pression. Rien que cette attente insupportable
pour commencer. La minette m'a fait asseoir à seize heures tapantes,
à dix-neuf heures vingt j'étais toujours cramponné
au divan. Trois plombes à voir passer et repasser la baronne déguisée
en bip-bip coyote, à l'entendre me promettre qu'elle serait à
moi juste après. Dans cinq minutes je suis à vous ! Mon dieu
! L'imaginer offerte à poil sur le bureau me filait des angoisses,
j'en avais les mains moites.
Je m'étais calé au fond du canapé pleine fleur,
un observatoire stratégique, à deux pas du distributeur.
Madeleines, cappuccinos, chewing-gum, deux Cocas, j'en étais déjà
de ma poche. Depuis ma débine, chaque minute à Paris me coûtait.
Avant, je ne le sentais pas, mais progressivement j'en étais arrivé
à compter les pièces de dix centimes.
Quel jour c'était ?
Je vous l'ai déjà dit, un lundi, en juillet, il faisait
très chaud. Le quinze, si je me souviens bien, à cause du
feu d'artifice de la veille. L'ambiance dans la boîte ressemblait
à celle de la plupart des productions où j'avais traîné
mes guêtres. L'équipe préparait la tambouille de la
semaine. Derrière moi ça s'agitait, ça jacassait,
les journalistes semblaient ne pas me voir, ils s'affairaient dans les
salles et les couloirs, je les entendais discourir, sérieux comme
des papes, de la nécessité ou non d'inviter sur le plateau
une certaine Raymonde, une super-cliente première-main, mais pas
tout à fait dans le créneau. La dite Raymonde venait de perdre
son fils Mouloud, rectifié au cutter dans un couloir de RER pour
une affaire de briquet. D'après la fiche, elle parlait bien de sa
souffrance, mais derrière moi, une voix mâle et familière,
a déclaré : "Le sujet des mariages mixtes risque de plomber
l'émission, vous croyez pas, chef ? "
Je me suis retourné, c'était à moi qu'on s'adressait.
Francis Leborgne, cet enfoiré de Leborgne ! Sans lui, rien ne serait
arrivé et vous ne seriez pas là en train de me prendre la
tête avec votre caméra qui me bloque ! Oui, vous entendez
! Ça me bloque d'être obligé de bavasser sans arrêt
sans que vous posiez jamais de questions. J'avais donné mon accord
pour une interview, pas pour un monologue. Vous voulez arrêter votre
engin s'il vous plait ?
C'est fait ?
Arrêtez de me prendre pour une bûche, je n'ai pas vu le
voyant s'éteindre... Comment j'ai rencontré Leborgne ?
D'accord, on en reparle hors-enregistrement, ça m'arrange, d'autant
que ce n'est pas très reluisant : un publi-reportage de six minutes
sur les couches culottes recyclables. Quand on est au bout du rouleau on
prend ce qu'on trouve.
Dites, vous voulez bien me laisser approcher de cette caméra,
je voudrais être certain qu'elle ne tourne pas. Je connais vos ficelles,
vous piquez des moments en loucedé pour avoir quelque chose de vivant
dans l'image. Du vivant qui craque ou qui s'amuse, mais du vivant, bordel,
pas de bidonnage ! Tu vois, je te le dynamite ton piratage.
Revenons à nos moutons, le quinze juillet, le jour de mon entretien
d'embauche. Leborgne m'observait, l'œil goguenard, attendant visiblement
que je m'énerve. J'attaquais ma deuxième heure de poireautage
payant, mais j'étais impérial, je ne m'inquiétais
pas du retard de la baronne. Il m'a demandé ce que je devenais,
je lui ai dit que j'étais toujours marié, que j'avais réussi
à sauver provisoirement ma baraque du fisc, ainsi que quelques canassons
de réforme et un antique coupé sport rouge qui ressemblait,
de très loin, à une Ferrari. On s'est marré. Il savait
comme moi que la Toyota avait 400 000 au compteur ; il me restait un tombereau
de crédit immobilier à tirer et si je flanchais, la banque
récupérerait la mise. Pas besoin d'aller en Amérique
latine pour rencontrer des hordes de rapaces prêts à dépecer
un pauvre.
Francis, lui, n'avait pas de soucis. Un beau brun aux yeux verts, le
kakou dans sa splendeur. Il roulait en moto, changeait de partenaires comme
de chaussettes et n'avait pas de gamins à récupérer
à la crèche. Je me revoyais à son âge, intouchable,
libre comme l'air. Pour moi, terminée la fiesta, j'avais une famille
à nourrir, mais les difficultés venaient d'ailleurs. Á
la fin, on a convenu que c'était la petite lucarne qui me posait
problème. Je l'avais servie sans états d'âme pendant
plus de vingt ans, jusqu'au jour où le ressort s'était cassé.
C'est vrai, je ne supportais plus du tout l'idée de crapahuter dans
les champs de mines pour ramener une séquence de viande éclatée
à caler entre deux tranches de pub. J'étais devenu allergique
à toute cette mélasse. Ça m'handicapait, les spécialistes
du bourrage de mou ont un sixième sens pour repérer les déviants
dans mon genre et j'avais peur que Lise me tire les vers du nez. Je n'avais
pas le choix, je devais la convaincre. Leborgne me jouait gagnant, pour
lui, vu mon profil, c'était dans la poche.
J'ai croisé les doigts.
Quand elle a ouvert la porte de son bureau, il venait juste de me lâcher
la grappe. Le téléphone calé dans la tignasse, elle
m'a scanné de la tête aux pieds, attentive au moindre signe
de gêne vestimentaire. De ce côté-là, j'assurais,
ma fripe avait assez de classe pour bluffer un banquier luxembourgeois.
Je me suis déventousé en douceur du canapé et j'ai
éteint mon mobile, avant d'amorçer une courbette pour lui
tendre la main. Elle a apprécié l'allégeance discrète
et m'a prié d'entrer d'un geste royal. Je rigolais sous cape.
" Désolée.Je ne vous ai pas fait trop attendre ? " elle
a minaudé, l'œil brillant. Une charmeuse. J'ai repérè
sa lippe gourmande. Son bureau était chaleureux, un de ces endroits
où l'on se laisse facilement aller. On y laisse sa vie.
" J'en ai profité pour me mettre gentiment dans le bain..."
j'ai dû rétorquer. Je n'étais pas dupe de son manège.
Elle a tout de suite embrayé sur la culture de la maison, une véritable
équipe où les rapports humains étaient privilégiés.
"... Climat convivial, de vraies valeurs, priorité à
la sincérité, une famille difficile, mais tellement merveilleuse,
tellement soudée..." qu'elle pérorait, la diva. J'écoutais
distraitement son blabal en laissant traînouiller mes antennes. Un
panneau fleuri rappelait aux visiteurs que nous étions en zone non-fumeur.
Profitant d'une brève trouée, j'ai confié à
la bavarde que j'allais décrocher. Elle m'a gratifié d'un
sourire de vamp et m'a félicité comme si j'étais déjà
du clan. Ça m'a fouetté la libido.
Je la revois encore avec sa jupette ras la motte, les jambes repliées
sur le grand sofa de cuir, offrant à mon regard gêné
le spectacle de ses cuisses pâles et nues. Elle me testait.
C'était la première fois que je l'approchais en chair
et en os. Rien à voir avec l'animatrice glamour que j'avais vue
cent fois à l'écran. Au naturel, elle affichait un côté
bohème, fragile, et ses pattes-d'oie profondes m'évoquaient
des heures douloureuses, tant pour elle que pour la maquilleuse. Il faut
dire qu'au moment des faits, elle tirait déjà sur la cinquantaine.
On s'est regardés un long moment en chiens de faience. Prudent,
j'en ai profité pour vérifier l'état de mes semelles.
Une authentique tapisserie d'Aubusson tenait lieu de moquette et de paillasson.
Par terre, sous le bureau, autour de la chaise, des calligraphies alertes
prévenaient le visiteur contre toutes ces paroles que l'on prononce
pour ne rien dire, il y était question de mensonge, de vérité
et de silence. C'était magnifique. Je piétinais une oeuvre
d'art mais j'avais l'air d'être le seul à le savoir.
" Alors dites-moi ce qui vous amène ?" elle a relancé
en me harponnant des yeux comme une guichetière de la Sécu.
J'avais décidé de jouer franc-jeu. Je lui ai avoué
d'emblée qu'une amie très chère m'avait mis au courant
du poste vacant, en ajoutant néanmoins que si l'ancienne rédactrice
en chef venait de rendre son tablier pour cause de surmenage, moi, j'étais
en pleine forme et prêt à assurer la relève. Elle a
eu dans les prunelles un de ces éclairs maléfiques qui font
chavirer ses chers téléspectateurs, un masque de courtisane
florentine où la rouerie le disputait à la duplicité.
J'ai bien pensé au piège, mais pas assez pour me tirer dare-dare.
Les sujets des Yeux du Réel, son nouveau magazine, étaient
de haute volée : "Les siamoises ennemies," "Les irradiés
d'Auvers sur Oise, "Viol en bout de ligne," rien que du beau, de l'humain
à pleins seaux, en évitant comme toujours, la politique et
le glauque primaire.
Après les surenchères du psy-show, Lise C. avait décidé
de se réorienter vers le créneau porteur du docucul franco-formaté,
celui où l'on métamorphose la bonniche en technicienne de
surface : des thèmes fédérateurs et populaires, provocateurs
tout en restant d'assez bonne tenue pour qu'un évêque pédophile
puisse s'y exprimer à l'aise. Une envoûteuse de première,
elle a toujours su faire vibrer les foules. Quand elle m'a demandé,
avec un effet de sourcil étudié, si en ce moment je travaillais
sur un film, un coup d'œil à la trotteuse m'a confirmé ce
que je devinais déjà : une minute de silence, pour elle,
c'était l'enfer à vivre.
Elle avait fait consulter par Carole, sa fidèle secrétaire,
ma bio complète sur http://momo.fr, elle savait donc que j'avais
commis quelques pamphlets vaguement subversifs publiés à
la sauvette dans les années 80. Elle s'en fichait comme de l'an
quarante, elle voulait juste être certaine de ma disponibilité
psychique et surtout, de ma totale plasticité morale. Je lui ai
juré, main sur le cœur, que le Momo caractériel des camps
de famine et des directs sous les bombes était mort. Je ne mentais
pas, après neuf mois de chômage sec, je voulais en finir avec
le stress de la gamelle à remplir. Pour avoir la paix, j'étais
vraiment prêt à accepter la laisse. En vérité,
je cherchais juste une niche pour l'hiver, mais ça, c'est resté
silencieux, bien planqué dans un coin de ma cervelle.
Rassurée par mon recentrage teinté de cynisme bon teint,
elle a commencé à m'expliquer le topo en insistant sur les
termes ronflants : Rédacteur en chef, Disponibilité Absolue,
Grilles, Chaînes, Audience et Placards... Le vocabulaire du Château.
J'allais virer cloporte, avec horaires élastiques, tickets restau
et portable ouvert 24h/24. Ça me terrorisait d'avance. "Faut surtout
pas que je me laisse déborder par cette accro du rendement." je
me disais en lorgnant d'un œil inquiet la gymnastique sophistiquée
de ses lèvres. Vous avez remarqué comme elle passe son temps
à les humecter ? Deux acrobates suspendues au bout de ses zygomatiques
en folie, elles vous chopent le regard comme un caméléon
une mouche.
Ça tourne toujours ?
J'avais intérêt à bien choisir mon thème
si je voulais la brancher.
"La télé ne m'aime plus parce que je ne supporte plus
le rôle qu'elle me demande de jouer." C'est à peu près
l'argumentaire bidon que je lui ai déballé sans rire, à
la baronne. Elle s'est marrée de bon cœur , mon discours ultra-réglé
lui convenait. J'assurais. Je m'étais préparé à
l'entretien comme un sportif à son épreuve, la dope en moins.
Elle m'a proposé d'aller prendre un verre au "Miroir aux Alouettes",
une brasserie chic où elle avait ses habitudes. On est sortis en
bavardant gaiement, je me sentais pousser des ailes, le firmament était
somptueux et Lise de plus en plus volubile. Elle venait de décider
qu'elle avait désormais tout son temps... On était à
deux pas de la Maison de la Radio, le quartier des émetteurs, je
me voyais déjà de retour chez les caïds.
On a parlé pendant des heures de la mascarade du pouvoir et
du milieupourridesmedia, de la transparence impossible et de l'habileté
diabolique que l'on acquiert à se jouer de la vérité
et du mensonge. Elle m'écoutait en grignotant sa laitue pendant
qu'entre deux tirades à rallonge, je me goinfrais de saucisson sec
et de jambon de Bayonne, le tout arrosé d'un bordeaux de première
bourre. Pour lui situer mon éthique, je lui ai raconté qu'un
jour j'avais failli rompre avec une maîtresse chère, simplement
parce qu'elle avait pris parti pour Bronski dans l'histoire du Tramway
Nommé Désir. Ça l'a bien déridée, moi
aussi, et quand elle m'a accompagné en descendant coup sur coup
deux grands ballons cul-sec, je me suis dit que l'affaire était
dans le sac.
J'avais branché la grande prêtresse, mais l'heure tournait
et je sentais bien que mon incapacité crasse à étirer
les mondanités sur le long terme allait tôt ou tard lui sauter
aux yeux. Il y avait urgence, d'autant que l'heure du dernier métro
approchait et que j'avais mon tortillard à une heure treize, gare
de Lyon, sinon, coincé à Paris, j'aurais encore droit à
un cercueil en plastoc genre Formule 1 ou un hôtel de passe du XIIIéme
avec vue sur les tours. Le tout à mes frais. C'est ça l'inconvénient
d'habiter la cambrousse ; la nuit, les trains s'arrêtent et la ville,
cette grosse araignée puante vous suce les biffetons avant même
que vous les ayez gagnés.
J'ai dégainé mon portefeuille comme un flambeur
en faisant mine de chercher ma carte de crédit au milieu d'un fouillis
de paperasses. La vieille ruse a marché. Piquée par mon insolence
machiste, la diva a absolument tenu à m'offrir le carafon et l'assiette
; l'air de rien, ça faisait toujours autant de pris. Tout était
calculé au quart de poil. J'avais commandé du sauciflard
pour bien lui montrer qu’en dépit de mes origines un peu sauvages,
je pouvais manger de la cochonnaille comme tout le monde. Naturellement,
elle l'a remarqué et m'a avoué, toute papillonnante, que
ça l'avait rassurée. Au début, elle m'avait pris pour
un Libanais. Elle avait lu Jamais sans ma fille et constaté au J.T.
les ravages de l'ex-agent de la CIA Ben Laden. C'était bien avant
le 11 septembre, mais les barbus lui faisaient déjà peur.
Á moi aussi, même si ce n'était pas du tout pour les
mêmes raisons.
Après ?
Attends un peu que ça me revienne.
Elle m'a dit de repasser le lendemain vers dix heures pour faire le
point sur le taf en cours. On s'est fait la bise, et j'ai volé,
le cœur tranquille jusqu'au métro. En arrivant sur le quai désert,
j'étais heureux, un peu pompette, mais l'esprit clair. Lise C. allait
m'engager, c'était évident. Je me repassais le film. Tout
allait bien. Et puis, je ne sais trop pourquoi, l'angoisse du fiasco a
commencé à me miner.
Une faune d'été malodorante a envahi la station. Des
crétins d'âge mûr déguisés en ados, des
ados déguisés en bébés, short informe à
mi-mollets, boule à zéro et pompes de randonnée orthopédiques,
des anglaises énervées par la chaleur, qui chahutaient des
cils avec leur amour fou d'un soir, des flics rigolards, des contrôleurs
et des mendiants qu'on chasse, bref, les vacances à Paris. Et moi,
coincé dans mon costard grisouille de télochard à
la petite semaine, j'avais la sale impression de ressembler au croque-mort
de service. Pour couronner le tout, j'avais repéré mon clone
: un Antillais dynamique qui paradait avec sa serviette Hermès et
sa cravate de rigolo des assurances. Un cadre, un vrai de vrai lui, un
bounty qui piaffait. Il cherchait la connivence, le malade. Il pouvait
bien se la jouer grand prince au milieu de la piétaille, on était
plantés comme les autres à attendre le dernier convoi. J'entendais
les grandes orgues, Requiem pour un raté.
Je croyais voir tout en noir, j'en étais encore au modèle
optimiste.
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Verrouillage des cellules