A flux tendu (5)
Roman-feuilleton psychédélico-politique en 8 épisodes - chapitre 5
Résumé de l’épisode précédant : Fuyant Bangkok en catastrophe après s’être fait confectionner de faux papiers grâce à son amie Thaï, Jeera, qui en paiera le prix fort, Armand parvient à échapper à ses poursuivants du Triangle d’Or et à revenir en Europe en passant par la Belgique sans se faire détecter par la Police des Frontières. Il décide de prendre le vert et songe à la gare désaffectée que lui a acheté Bertrand, son agent artistique, en prétendant faire un bon placement. Il découvre qu’il s’agit en fait une demi ruine insalubre perdue au fin fond de la Seine et Marne et décide cependant de s’y installer en compagnie d’un chien errant. Sa guitare le sauve du désespoir ordinaire.
A FLUX TENDU Episode 5.
Sous le soleil livide de novembre, le village en contrebas avait une toute autre apparence. En fait, Monceaux-les-Braies tenait plus du gros bourg que de la bourgade perdue. Une zone industrielle fumante et un large lotissement de Sam Suffit en vérolaient la périphérie. En descendant le chemin, j’ai pu constater à ma grande satisfaction que la gare masquée par la végétation foisonnante était invisible d’en bas. Je n’avais aucune envie de voir débouler les bleus avant d’être en règle avec les lois arbitraires de ma République chérie. Ordre, Travail et Sécurité étaient au fil des mois devenus le credo des masses gauloises crétinisées par leurs télés tricolores, et j’imaginais d’avance la délectation du flic de service. Squatter et détenteur de faux papiers, j’aurais été bon à tous les coups pour un séjour à Fleury. J’avais planqué tant bien que mal mes bagages dans un placard du premier étage en espérant qu’un visiteur fortuit n’ait pas la mauvaise idée de venir fouiner là. A priori, les gens du secteur ne semblaient pas fréquenter l’endroit, mais avec la multiplication inexorable des expulsions avant l’hiver, je pouvais aussi me retrouver dépouillé vite fait. C’était mon principal souci. Tant que ma présence ne serait pas officialisée, je courrais le risque d’être envahi, et c’est la raison pour laquelle je cavalais. Comme par hasard, j’ai croisé une voiture de patrouille en arrivant dans la grand rue. Ils m’ont dévisagé sans ralentir et j’ai béni le ciel d’avoir écopé d’une tête de boudin blanc banalisé. Ce pays de liberté avait d’année en année pris des allures de dictature bananière, mais personne ne paraissait s’en offusquer, sauf les pauvres et les décalés qui en prenaient plein la tronche, j’étais bien placé pour le savoir. Six mois plus tôt, juste avant mon départ pour Séoul avec Cassandra, un soir, en rentrant tard de répétition, je m’étais fait contrôler positif au cannabinol, au volant, par un de leurs nouveaux dispositifs imparables de prélèvement buccal. Dolly avait sûrement déjà reçu la convocation au jugement, mais tant que je resterais à l’abri ne ma nouvelle peau, je ne risquais pas l’injonction thérapeutique, au pire ces rats allaient saisir les reliquats de mon compte en banque pour régler l’amende inique, ce qui ne me gênait pas enormément, vu la situation. Le constat m’a fouetté l’humeur, et c’est avec un moral au beau fixe que j’ai démarré la journée au zinc chez mon nouveau copain Momo. .
Une brochette de chômeurs excités bavassaient à propos d’un gamin qui venait de liquider toute sa famille à coup de fusil de chasse. Le plus fanfaron braillait qu’il n’y avait qu’à rétablir la peine de mort pour tous ces malades, quand bien même ce seraient des morveux. Il m’a regardé en biais siroter mon expresso espérant certainement que j’abonde dans son sens, mais planqué derrière mes lunettes fumées, j’ai fait celui qui n’entendait pas. Les nouvelles frelatées du canard local ont fini de m’éclairer sur l’origine de leur état d’esprit, et Momo m’a resservi avec un franc sourire. J’étais bien de retour chez moi, dans ma patrie chérie peuplée d’andouilles désinformées et de frustrés dangereux. Le café faisait aussi office de poste et de bureau de tabac. Quand le facteur est entré pour délivrer ses prospectus et ses factures, je lui ai demandé si la gare désaffectée disposait d’une adresse et s’il la desservait. "Que nenni mon ami, qu’il a maugréé entre deux gorgées de Pinot noir, c’est pas mon district...". En revanche, je savais pertinemment qu’il était tenu de signaler toute allée et venue suspecte aux autorités et je lui ai offert mon rictus le plus suave pour lui souhaiter une bonne tournée. Il a secoué sa grosse trogne aubergine avant de réintégrer son fourgon jaune, l’air de dire que j’étais quelque peu obsolète, mais à priori, ma question ne l’avait pas alerté. Son jugement m’a rassuré sur mes capacités à bluffer les honnêtes gens. Ensuite, j’ai acheté un paquet de clopes et une Mobicarte au Tunisien en bénissant la paranoïa chronique qui m’avait conduit à faire débloquer mon téléphone portable dès l’achat. Ainsi, je n’aurais plus à utiliser la ligne de l’Autre, cet Armand fiché que je devais au plus vite réduire au silence sous peine de finir enchristé. J’avais sagement décidé de conserver le plus longtemps possible mon abonnement principal, j’étais en prélèvement automatique, tant qu’il y aurait de l’oseille disponible sur mon ancien compte, je serais peinard, et en prime, je garderais la possibilité de consulter ma messagerie. Désormais, pour appeler sans traces, j’utiliserais la carte anonyme, bête noire de toutes les polices. Le métier commençait à rentrer. Mais je n’avais aucune idée sur la manière de m’y prendre pour obtenir un bail en bonne et due forme sous mon nom d’emprunt. Les pochards du matin ont fini par dégager les lieux, la dernière usine de la zone venait de délocaliser, ils se préparaient au grand soir à coups de demi-pression et ne me prêtaient pas plus attention qu’au matou qui ronronnait à côté de la caisse enregistreuse. Vers dix heures, trente considérant que les rentiers sont des lève-tard, j’ai composé posément le numéro de Maître Nollat-Legendre, notaire de son état à Monceaux les Braies et je me suis présenté comme une relation personnelle de M. Bertrand Veinstein, propriétaire en voyage. La standardiste avait une horripilante voix de crécelle et le ton excédé de quelqu’un qu’on dérange grave, mais quand je lui ai annoncé ma ferme intention de louer la gare, elle a aussitôt modifié sa tessiture, retrouvant soudain les sémillantes modulations d’une hôtesse d’accueil. Après cinq minutes d’âpres négociations elle m’a même accordé la faveur d’un rendez-vous pour le lendemain en soirée, juste avant la fermeture de l’étude. Son offre me convenait parfaitement, j’avais encore quelques légers détails techniques à régler. .
Le fait rassurant d’avoir récupéré une ligne téléphonique utilisable ne réglait pas pour autant mon problème d’électricité. Ma batterie de portable était à plat. Heureusement, le brave Momo n’avait pas encore intégré les nouvelles règles impitoyables du capitalisme ensauvagé et c’est sans aucune contrepartie qu’il a accepté de brancher mon chargeur dans la salle des banquets aménagée au fond de son épicerie. Le dimanche, son épouse invisible faisait le couscous pour les chasseurs, il y avait des photos héroïques punaisées aux murs de frisette graisseuse et je subodorais sans peine les inévitables blagues sur Blanche Neige qu’il devait à coup sûr encaisser avant la monnaie. Son teint olivâtre et ses lèvres africaines ne laissaient aucun doute sur ses origines mozabites, il paraissait toutefois en paix. Il m’a signalé, tout en me servant un gruyère-beurre-cornichons sur sa grande table de Formica écaillé, que c’était le début du Ramadan et que nous autres Chrétiens devrions aussi faire le Carême, sa blague m’a déridé. Je lui ai acheté un périodique de petites annonces que j’ai commencé à éplucher en gratouillant ma cicatrice toute fraîche, et j’ai grillé la moitié de mon paquet de Camel neuf en résistant à la tentation suicidaire d’appeler Dolly. Je ne crachais plus le sang comme à la clinique mais le Pr. Tagayashi m’avait prévenu sans détours de ce que je risquais si je continuais ainsi à me goudronner les bronches. Et le froid n’arrangeait rien. Dehors, il faisait douze degrés au soleil, c’était indiqué sur le thermomètre de la vitrine, gracieusement offert par une publicité de bouillon-cube. Je me voyais mal revivre une nuit comme celle que je venais de passer. .
J’ai feuilleté le périodique sans trop y croire. Les petites annonces payantes m’ont encore plus déprimé que les gratuites. Même en y mettant le reste de mes dollars, je n’avais pas de quoi m’offrir une voiture qui passe bien les contrôles, je ne tenais pas à me retrouver avec une épave roulante pour me faire coincer au premier barrage routier, j’avais pourtant un besoin vital d’autonomie. J’ai failli me rabattre sur un scooter de trois ans d’âge mais à l’idée d’affronter prochainement le verglas, j’ai remballé mes fantasmes de virée tête au vent, de toute manière c’était encore un acte rigoureusement réprimé. Sur le coup de midi, j’ai vu que la batterie était pleine et j’ai composé le numéro de ma boîte vocale en utilisant mon ancienne puce afin d’en avoir le coeur net. Je n’ai pas été déçu. Outre une proposition de concert miteux à Marseille et deux appels affolés de mon frangin qui venait de me voir chuter en concert dans un clip sur MTV, j’avais un message sérieux. Un vilain monsieur qui annonçait en substance qu’il allait me faire la peau si je continuais à faire le malin. Après trois passages le volume à fond, j’ai reconnu sans trop de peine la voix maquillée de Yann. Si ce salaud s’était fendu d’un appel international en roulant son combiné dans un mouchoir, ce n’était assurément pas pour la galéjade, je le connaissais assez pour savoir à quel point il était prudent et méthodique. Mais comment aurait-il pu me retrouver ? Seuls Bertrand et moi connaissions l’existence de ce placement foncier providentiel qui allait me servir de planque en attendant l’embellie. Sur le coup, je ne me suis pas inquiété, j’ai préféré me concentrer sur les détails d’intendance. .
L’épicier m’avait signalé une agence bancaire aux abords des nouveaux lotissement, le ciel était par bonheur clément, et j’avais besoin d’argent liquide en euros, ici mes dollars n’avaient plus cours. J’avais solennellement décidé de ne plus utiliser ma carte de crédit dans le secteur, si par hasard les poulets étaient à ma recherche pour les quelques peccadilles qu’ils avaient à me reprocher, le recoupement leur serait trop facile. Tolérance zéro oblige, ils avaient désormais tous les pouvoirs, y compris celui de piétiner allègrement les dispositifs de la Commission Informatique et Liberté. .
Allée des Castors, ça ne s’invente pas. L’agence rutilante était située au coin, entre la gendarmerie et l’agence nationale pour l’emploi. Un clonage de fausses demeures traditionnelles en parpaings crépis s’étendait jusqu’aux abords de la colline, gardé par un commando jovial de nains de jardins et de Rotweillers enchaînés. J’ai immédiatement repéré les nombreuses caméras de surveillance de la rue. Un secteur pacifié comme on en rêve au Ministère de l’Intérieur. On était en semaine, les vacances de la Toussaint venaient de commencer, la France laïque célébrait ses morts chrétiens tandis que les Musulmans jeûnaient. J’ai bien pris soin de ne pas me faire tailler le portrait en gardant le nez baissé, bien à l’abri sous ma gapette de trimardeur. Depuis le retour de Bangkok, je ne la quittais plus, j’avais sans cesse froid au carafon. Après avoir passé le double portillon de sécurité, j’ai constaté avec soulagement que personne ne me prêtait attention. La banque allait fermer dans quinze minutes et les deux mémères pressées qui me précédaient n’ont même pas répondu à mon bonjour aphone. Le jeune guichetier pâlot était à l’évidence stagiaire et d’origine maghrébine, sa blondasse de chef claquait ses talons aiguilles sur le carrelage luisant en faisant les cents pas entre la photocopieuse et son bureau. Si je devais ouvrir un compte, ce serait probablement à elle que j’aurais affaire. J’ai profité de l’attente pour l’observer en douce. Trente ans, une poitrine de limande, le nez aquilin et la lèvre pincée, Mlle Sibemololonbec était catholique, un crucifix et une vierge vingt quatre carats l’annonçaient sans ambages sur son corsage gris souris à col boutonné. J’aurais du mal à la séduire. Prétextant un retour de vacances précipité des États-Unis. j’ai changé neuf cents dollars en billets froissés d’avance en présentant ma carte d’identité toute neuve, c’est passé comme une lettre à la poste. "Bon appétit, M. Steiner..." a marmonné, les yeux dans le vague, le jeune stagiaire à jeun. J’ai regardé ma montre, il était midi et demi, il en avait encore pour sept bonnes heures à ravaler pieusement sa salive. Moi, je n’avais qu’une idée en tête : m’installer un coin au chaud avant que la nuit nous tombe dessus. Dieu merci, le supermarché restait ouvert aux horaires du déjeuner. J’en ai profité pour acheter en évitant la cohue. Un poêle à pétrole, des bougies, un duvet épais, un radiocassette, de la nourriture et de la boisson pour trois jours, réglés en cash pour ne laisser aucune trace. Je leur ai emprunté un caddie sans demander l’autorisation et je me suis grouillé de rejoindre mon chemin de traverse avant que la flicaille affamée n’ait fini sa gamelle. Les heures des repas sont les meilleures quand on souhaite éviter les contrôles, j’avais retenu cette leçon de mes longues années de quête au chichon et diverses substances prohibées dont j’agrémentais jusqu’alors mon ordinaire. Et là, au régime sec, j’y songeais avec un brin de nostalgie en poussant mon chariot à roulettes sur les pavés disjoints du raidillon. La sensation implacable du temps qui s’écoule, la réalité sordide, voilà ce que j’avais toujours voulu fuir. Désormais je devrais faire avec, et ce n’était pas une mince affaire. Sans amortisseur chimique, l’injustice et la stupidité ambiante m’éveillaient des pulsions de meurtre, mais ce n’est guère explicable à ceux qui se sentent à l’aise dans un monde où la peau d’un mercenaire chrétien vaut cent mille fois celles des innocents qu’il bombarde. Allez donc raconter ça à un juge.
Arrivé au sommet, j’ai soufflé un instant, le temps d’admirer la vue derrière et devant moi. La gare était mignonnette sous le soleil faiblichon. Les feuillages encore denses cachaient en partie la façade mais la toiture de tuiles mécaniques semblait en assez bon état. J’ai foncé au premier étage vérifier que mes bagages étaient toujours à leur place. Mes guitares surtout. Personne n’était venu squatter, sauf les lapins et les musaraignes dont les crottes nombreuses jonchaient le plancher de chêne brut. L’endroit devait être, à l’origine, un local où les marchandises en transit étaient entreposées, une large ouverture fermée par une lourde porte à glissière donnait sur une plate-forme surplombant les voies. En cas de pépin, cela constituerait un excellent observatoire d’où je pouvais surveiller tout le vallon jusqu’à la route. Quant à la superficie, l’endroit était assez spacieux pour loger une colonie de Pakistanais avec famille et bagages. Trois cents mètres carrés au bas mot. Bertrand avait dû acheter en se basant sur les surfaces corrigées, mais de là à faire une plus-value sur l’affaire, il y avait un abîme. Et j’étais dedans, toutes mes petites éconocroques y étaient passées. Écoeuré, j’ai allumé le radiocassette et je me suis calé sur TSF, cent pour cent jazz. Il a fallu que je tombe sur Sydney Bechett. Quand j’ai pris conscience de mon incapacité à mettre un nom sur le standard qui passait sur les ondes, je me suis enroulé dans le duver pour sangloter ma nostalgie comme un bambin de six ans. Et pour cause, c’était l’un de mes morceaux fétiches quand j’avais cet âge-là. Je préférais le jazz à Dorothée, j’avais le droit, là-dessus, mon paternel était formel, la musique, pour lui, c’était sacré, tellement sacré qu’il passait ses nuits à danser la rumba.
J’ai laissé dérouler la bobine. Du chagrin doudou je suis doucement passé au blues et j’ai dégainé la gratte de son écrin. J’aurais tellement aimé brancher l’ampli. Mais sans jus, j’étais condamné à ne pas tricher, ce qui est autrement plus coton qu’un anatole bateau saturé. Les initiés apprécieront, j’avais une cassette de Miles Davis, une copie pirate de "Go ahead John" des années soixante dix, je me suis amusé à jongler avec son pote Mac Laughlin jusqu’à pas d’heure, si bien que mon moral s’est miraculeusement arrangé. J’ai chanté "Alléluia, Hosanna, ça vaut bien Inch’ Allah" tout seul dans la grande salle en imaginant, sans angoisse, la flopée d’aménagements nécessaires pour transformer ce taudis en studio.
Dommage que les chagrins en miroir ne puissent s’annuler, sinon on vivrait tous au paradis. J’y songeais devant mes spaghettis à l’eau, blotti contre le poêle fumant. J’étais un otage comme les autres. Aux dernières nouvelles, Oussama Ben Laden était vivant, il menaçait encore une fois de tout faire sauter. J’ai tout de suite changé de fréquence, je ne voulais plus me laisser intoxiquer. Quitte à le faire, autant que je le décide moi-même. Il faisait bon dans la cambuse, j’avais calfeutré les fenêtres, j’en avais même une qui disposait d’une vitre par où je pouvais voir les étoiles pâlir lentement comme dans une descente d’acide. J’ai sorti mon vieil exemplaire de Khalil Gibran et je l’ai ouvert au hasard. La pêche aux vers m’a confirmé dans mes impressions, je n’avais plus besoin de défonce pour planer, c’était devenu naturel, à moins que ça ne l’ait toujours été. J’avais terminé "American Tabloid" dans l’avion du retour, désormais, je savais à quel point les emboîtements en poupées russes de la mise en scène globale du monde étaient inabordables à qui ne possède pas les clés des archives. Je ne voulais plus rien savoir du spectacle organisé.
Avant de m’endormir, j’ai relu la partition de "Kiev en avril" annotée de la main même de Paloma. Les trilles mathématiques m’apparaissaient soudain comme l’expression de Dieu, je repartais à fond dans le cosmique et je me disais qu’à chaque fois où j’en avais eu besoin, le Démon m’avait proposé ses services, un boulot, un peu de poudre, une fille ou de l’argent. Mais je ne suis jamais dupe de mes égarements passagers, la pensée magique, n’est jamais qu’une façon décalée de voir les choses, rien de plus. Et même si j’étais momentanément à l’abri du danger, je savais bien qu’au matin, il me faudrait bouger dare-dare. Je n’avais pas un seul costume décent à me mettre, ceux du supermarché sentaient le supermarché, il me fallait une fripe luxueuse pour bluffer le bourgeois, pas un costard miteux de vendeur de moquette au rabais.
Evidemment, réveillé en fanfare par les aboiements furieux d’un chien qui rôdait dans le bois, je me suis levé aux aurores avec une migraine carabinée, On ne peut pas éternellement brûler la chandelle par les deux bouts. J’ai rassemblé mes esprits devant un café soluble en grillant ma dernière Camel. On était vendredi, j’avais un rendez-vous capital en soirée, et je toussais comme un sanatorium sans chauffage. L’humidité ne me valait rien. Je me suis regardé dans le miroir, cerné de mauve, avec ma barbe blanche naissante et mon nez cassé, je ne me serais pas donné cent balles. Les notaires ont le chic pour détecter les faisans dans mon genre, et si celui-ci s’avisait de pousser les vérifications un peu loin, je risquais de ressortir de son étude avec le menottes aux poignets. Je me suis rasé de près à l’eau froide en m’appliquant à ne pas me couper, avant d’enchaîner quelques figures de face au panorama fantomatique des herbages d’où montaient les langues pâles des brumes. Autrefois, le creux du vallon avait dû être marécageux, et c’était, bien entendu, sur cette zone insalubre que les lotissements avait été bâtis. La voyoucratie locale avait dû se frotter les mains en voyant déferler les hordes de nouveaux rurbains endettés pour vingt ans, et Maître Nollat-Legendre et ses amis s’en étaient certainement mis plein les poches à leur fourguer leurs parcelles d’hectares devenues miraculeusement constructibles sur d’anciennes mares comblées. A la prochaine grande sécheresse, on verrait apparaître les premières grosses fissures, à moins qu’un déluge ne ramène le paysage à sa première nature. C’était devenu monnaie courante en France mais à chaque fois, les blaireaux en quête de terrier s’y laissaient prendre. Ils signaient et se saignaient pour les traites jusqu’au jour où la catastrophe du chômage les renvoyaient à la case départ. Et là, notre notaire propre-sur-lui revendait en adjudication la chaumière aménagée avec amour par les gogos qui croyaient encore vivre chez Disney. Je n’avais nulle intention de tomber dans ce genre de piège, même si parfois le fantasme banal d’avoir un mouflet sur les genoux me traversait douloureusement. J’allais accuser trente huit ans le seize décembre, j’appréhendais déjà l’échéance des quarante.
J’ai rejoint la départementale en empruntant les chemins vicinaux sans passer par le village. J’avais repéré Sens sur la carte, ce n’était pas trop loin pour une virée à pied, à peine quinze kilomètres. Il faisait plus doux que la veille, mes rangers d’occasion étaient faites, je me sentais sur le pied de guerre. Après cinq kilomètres passés à zigzaguer sur les accotements non stabilisés sous les giclées de gadoue des bahuts et des autocars, j’ai commencé à accepter l’idée dégradante de lever le pouce pour quémander une bagnole. Dans mon accoutrement, j’avais une chance sur un million, mais bon, j’avais toujours fonctionné ainsi, et parfois, ça m’avait rapporté gros. J’ai continué sans m’arrêter en cueillant au passages quelques mûres tardives sur les haies, le ciel était léché de rose et j’avais le moral au beau fixe. J’ai bien fait d’y croire parce qu’après quelques coups de klaxons ironiques de la part de grosses berlines de cadres pressés, j’ai eu droit à un minibus Vollkswagen bleu rescapé des années soixante immatriculé en Hollande. Il y avait deux filles à l’avant. Celle qui conduisait m’a hélé en riant et j’ai couru comme n’importe quel auto-stoppeur frappé par la grâce. Elle m’ont fait grimper à l’arrière et tout à coup je me suis senti chez-moi. Elles écoutaient un vieux Red Hot Chilly Pepper à fond la caisse sur leur quadriphonie laser.
Leur bus était une antiquité bien retapée, un lit pliable deux places et une kitchenette aménagée sur la plate-forme du moteur, de la moquette au sol et au plafond, Le style tenait autant du lupanar mobile que du camping-car. "Tavaoù ?" m’a crié la rasée qui tenait le volant en me jetant un coup d’oeil glaciaire dans le rétroviseur. Les deux pieds calés sur la boîte à gants, ses petites mains gantées croisées sur ses genoux repliés, la copine roupillait emmitouflée dans une grosse doudoune à capuche. J’ai passé la tête entre les deux créatures pour leur annoncer à bout portant que j’allais vers Sens et j’ai eu la bonne surprise d’entendre la conductrice rétorquer : " Ben, nous aussi, en anglais. On a beau dire, ça facilite les contacts.
Un vieux relent de Sinsemilla flottait dans l’habitacle. La conductrice m’a tendu le joint par dessus son épaule, j’ai refusé poliment en prétextant traîner une mauvaise bronchite, ce qui était malheureusement le cas.
" Moi c’est Greta, elle c’est Kristin, et toi ?"
" Willy."
Ma bouche s’était ouverte pour prononcer un A, et Greta n’avait pas les yeux dans sa poche. "Chacun raconte ce qu’il veut..." elle a conclu sans insister, avant de m’expliquer en détail leur périple depuis Istanbul. J’écoutais son bavardage à la syntaxe approximative sans y prêter trop attention, j’étais tétanisé à l’idée qu’on puisse tomber sur un barrage, mais Greta était hollandaise, sa copine, danoise, elles n’avaient pas mes angoisses de Français opprimé. A un moment, j’ai cru entendre le mot "dojo" calé entre deux séquences de Ska sur la platine. Greta et Kristin se rendaient à un club de self-défense, elles en avaient trouvé un bon, à Sens, justement, et elles avaient bien l’intention de passer le début de l’hiver dans le coin avant de descendre en Espagne. Elle dormaient dans le bus, elles étaient libres. Greta a viré sec pour se garer, c’est alors que j’ai avisé les svastikas entrelacées du tatouage qui lui dévorait l’avant-bras. Elle pilotait manches retroussées comme un vrai camionneur du désert. Un peu inquiet de la signification de la chose, j’ai demandé : "C’est quoi ces deux croix gammées inversées ? C’est comme le yin et le yang dans la vallée de l’Hindus ?
" Comment tu sais ça, toi ? " s’est-elle exclamée, apparemment surprise par ma réaction. Kristin s’est redressée en jaillissant de sa capuche comme si on venait de percuter un sanglier. " De quoi y s’mêle ce trou du cul ! " elle a glapi en américain basique. Elle aussi avait vu du pays, ça se voyait à ses petites ridules d’expression au coin de l’oeil. J’étais certain qu’elle avait écouté le début de la conversation, elle ne m’a pas demandé mon prénom et elles ont commencé a se chamailler sur le sens profond de la croix gammée à l’endroit, symbole de vie et de fécondité. J’ai préféré ne pas m’en mêler. Elles m’ont lâché en centre ville avec la promesse rituelle de se revoir, on a échangé les numéros de portables et on s’est quittés là-dessus, avec l’impression réciproque qu’on avait frôlé l’engueulade. Je les trouvais bien mignonnes mais sacrement dangereuses vu l’époque douteuse que nous traversions. Elles m’avaient laissé l’adresse du club, au cas où, et je me suis dit que la virée m’avait déjà rapporté une pépite à conserver précieusement. Si je souhaitais vraiment décrocher du manque, j’avais intérêt à rester centré. Je me suis promis d’y penser sitôt finies mes emplettes et j’ai commencé à fouiner dans les boutiques.
Les chaussures sont la clé de l’édifice. Essayez donc d’être crédible avec des mocassins à semelle élastomère achetés en discount. Au premier coup d’oeil, le notable vous repérera comme le fauché qui se la joue costard du dimanche, et ce, quelle que soit la qualité de l’étoffe de votre pantalon. J’ai donc ouvert la chasse aux godasses, et j’ai eu l’occasion inouïe de tomber sur une discrète paire d’anglaises noires à boucle dorée telles qu’en portent encore les prélats anglicans. Elles étaient comme neuves, un 43 standard, parfaitement ajusté à mon pied, le petit cordonnier, chez qui j’étais entré voir à tout hasard, les tenait d’un client chic venu faire poser un patin en dépannage express et qui n’était jamais repassé. L’aubaine m’a coûté deux belles coupures de cinquante et j’ai continué à déambuler sans souci dans les méandres des ruelles commerçantes autour de la cathédrale. Après quelques déconvenues chez les habilleurs de province qui refusaient offusqués de marchander la moindre cravate, j’ai atterri chez une vieille pie myope au fond d’une espèce de couloir aménagé entre deux immeubles vermoulus. Elle m’a dégotté au pied levé dans son stock de dégriffés, un pardessus de grand couturier et un costume trois pièces signé du même, à peine portés C’était la collection de l’hiver précédent, elle me l’a assuré en rajustant ses binocles avant d’encaisser la monnaie sans même vérifier la trame des billets. Quand je me suis inspecté de près dans le miroir, j’ai failli saluer Monseigneur. Manquaient plus que la serviette de cuir et le Figaro et j’aurais pu passer pour un confortable contrôleur général des impôts. Les verres neutres calés sur le bout de mon nez masquaient sa fracture récente, et la rigueur chic de la tenue alliée à la pâleur cadavérique de mon visage glabre conféraient à l’ensemble un style particulièrement refroidissant. Assurément rien à voir avec le skinhead en jeans et blouson qui avait franchi le seuil de la boutique. J’ai adressé un grand merci à la marchande qui m’a regardé partir avec un sourire énigmatique avant de reprendre sa lecture assidue de Mallarmé. Sa minuscule boutique de bric et de broc regorgeait de trésor des sixties. Une magnifique photo de Marcia Moretto, l’ange égérie des Rita Mitsouko s’étalait sur le mur du fond, je me suis demandé où cette dame avait pu se la procurer. Très peu de personnes connaissaient Marcia Baila, j’avais eu ce privilège vingt ans plus tôt, quand je démarrais tout neuf dans la musique, et ce rappel ironique du destin m’a soudain donné l’impression d’avoir récupéré mes ailes, au point qu’en passant devant le porche de la cathédrale, j’ai salué la divine providence avant de m’autoriser un kebbab-frites dans la taverne turque qui jouxtait l’antique édifice. Je n’avais pas mangé de viande depuis une éternité. En Thaïlande, avec la chaleur, je ne la supportais pas.
Evidemment, fringué smart comme je l’étais, je ne me suis pas aventuré à faire de l’auto-stop. Pour le retour, j’ai pris le taxi, ça m’a coûté plus cher que le pardessus. Le chauffeur, un vrai râleur a passé son temps à m’expliquer qu’il roulait pour payer le fisc et je suis arrivé chez le notaire de Monceaux-les-Braies la cervelle farcie d’invectives rentrées, j’avais la rage au ventre.
Je me suis fredonné la Cucarracha avant de sonner, l’hyper-normalité ambiante commençait sérieusement à me peser. La secrétaire, une vieille bique sèche comme une trique m’a ouvert aussitôt et son oeil expert m’a détaillé de la tête aux pieds comme si j’étais de la mafia. J’avais bien fait de prévoir. Après m’avoir imposé les cinq minutes d’attente réglementaires à feuilleter Fortunes sur papier glacé, sa Majesté Maître Nollat-Legendre en sa gracieuse personne a enfin daigné m’accueillir. Son bureau était clair et spacieux, bien rangé, ça m’a rassuré à minima, celui-ci au moins ne perdrait pas mon dossier. Un grand barbu brun à mains poilues, presque aussi chauve que moi. J’ai senti que ma dégaine lui convenait, j’avais tous les attributs nécessaires, la chemise blanche à fine rayures bleues, la cravate en soie et la pochette adéquate, je sentais le cossu, ça lui suffisait. Je lui ai déballé ma salade en deux temps trois mouvements. J’étais un ami intime de M. Veinstein actuellement en voyage en Afrique, celui-ci m’avait parlé d’une gare désaffectée dont je souhaitais faire un entrepôt pour faillites et saisies. Des locaux à louer pour une clientèle d’expropriés ou de locataires en attente de plus en plus intéressante. Le barbu connaissait le marché, c’était juteux, il en avait déjà 1000 m2 dans le Neuf Trois. Nous avons convenu d’un bail à géométrie variable où je serais seul décideur de l’usage du lieu, à ma charge exclusive de le rendre habitable si je le pouvais. Les six loyers d’avance seraient reversés par ses soins, moins les frais, à la société anonyme dublinoise, seule propriétaire en titre. Je me suis marré sous cape en m’apercevant que j’étais en train d’organiser une fuite de capitaux en bonne et due forme. Mon identité ne l’a pas le moins du monde alerté. Il m’a poliment demandé si j’étais toujours domicilié à Mayotte, j’ai acquiescé sans hésiter et j’ai signé. Il n’a pas rechigné non plus quand je lui ai posé trois liasses de dollars neufs sur son joli bureau Louis XVIII. Comme quoi les connivences de classe sont bien le meilleur passe-droit.
J’étais euphorique, un peu trop peut-être. Cette journée m’avait pompé plus de la moitié du magot que j’avais ramené de Bangkok, il me restait quatre mille en tout et pour tout, plus la petite monnaie. Le compte de l’Autre était brûlant et il ne devait pas y avoir plus de deux mille euros dessus, je n’allais pas aller bien loin si je continuais à ce train-là, d’autant que je n’avais pas réglé mon problème de voiture, il m’en fallait une au plus tôt, si je ne tenais pas à finir congelé dans mon taudis cet hiver.
En arrivant en haut du remblai, j’ai surpris un jeune chien qui sortait précipitamment de la maison. Je l’appelais déjà la maison, même si elle n’était pas à mon vrai nom, j’étais vraiment chez moi, pour la première fois depuis longtemps. Un drôle de clébard effronté à tête de renard qui cavalait sur les rails avec un emballage de fromage dans la gueule. Je l’ai appelé Billy, comme ça m’est venu et il s’est retourné. Le soir-même je lui ai laissé une gamelle sur le quai devant la salle d’attente il n’a pas aboyé de la nuit.
J’avais un copain fidèle, une guitare en état de marche et un coin au chaud, de quoi allais-je me plaindre ? J’aurais pu tenir six mois comme ça et composer de quoi faire un album sinistrose genre Nick Caven. C’était sans escompter sur la fièvre bricoleuse qui me saisit quand je m’installe quelque part. Après une semaine calme de camping sauvage au milieu des gravats, j’ai eu envie de tout chambouler de fond en comble. Mais pour ça, il me fallait un moyen de locomotion, et pour en dénicher une dans cette cambrousse, j’allais devoir dépenser une fortune en taxis, ou me farcir le car et le RER avec les aléas divers que cela comporte. C’est certainement ce qui m’a motivé le plus quand j’ai sélectionné à contrecoeur la touche du numéro de la Hollandaise. J’ai laissé sonner longtemps. Greta était au volant, ça ne l’a pas empêchée de décrocher. Je ne lui ai pas annoncé d’emblée la couleur, j’ai joué sur la corde sensible en la félicitant sur ce qu’elle écoutait. J’avais vaguement reconnu la voix d’Eminem sous le bruit de ferraille infernal du minibus qui peinait, vraisemblablement en montée. Elle m’a proposé une rencontre amicale sur tatami pour le lendemain matin. On s’est donné rendez-vous sur le parking du Carrefour, l’unique endroit qu’elle connaisse dans le secteur, et elle a coupé tout schuss. En raccrochant, j’ai senti un flot de haine remonter de je ne sais quel enfer caché en moi. Leurs svastikas tordues et leurs matraques me hantaient, je détestais ces espèces de nazillons branchouillés qui jouent avec le feu, il en poussait de partout, une moisissure secrète qui rongeait jour après jour la confiance. Dans le milieu musical comme ailleurs, chez les députés suisses, les fonctionnaires européens et le buraliste du coin. On ne savait plus trop avec qui on parlait. Kristin et Greta nageaient dans cette soupe saumâtre, j’étais décidé à me les allumer sévèrement dès que j’en aurais l’occasion et là, c’était le bon moment pour le faire.
Toute la nuit, j’ai rêvé d’être un karatéka en l’air. Triple saut périlleux et toutes les figures du kung fu, sans les trucages. Ça bouillait en moi comme du magma. A dix heures, il pleuvait des seaux mais j’ai dévalé le chemin sans glisser une seule fois sur les pavés moussus. J’étais en titane, bourré de complexe antioxydants et de spiruline en gélules, le régime me réussissait à merveille, j’avais diminué la bière de façon drastique et je n’avais plus un millimètre de cellulite sur le ventre. Billy m’a accompagné en frétillant jusqu’à la route. Il n’allait jamais au delà, les voitures lui fichaient une trouille bleue. La pluie battante m’a accéléré la foulée et je suis arrivé sur le parking encore désert au moment où le minibus se garait. Les deux filles avaient l’air ravi de me voir gigoter sous la flotte. Elle ont roulé lentement jusqu’à ma hauteur et Kristin m’a demandé en rigolant si elle était bonne. Je me suis ébroué et je n’ai pas desserré les dents de tout le voyage. Elles avaient déjà bien entamé la journée, un nuage de fumée sucrée obscurcissait l’intérieur du fourgon. Cette fois Greta ne m’a pas proposé la bouffée rituelle et elles ont continué à papoter en anglais à propos de la réputation de queutard des Français, à leur avis très surfaite, tout en me jetant des coups d’oeil obliques dans le rétroviseur. Du haut de leur vingt cinq ans, elles me jugeaient déjà comme un vieux cochon cavaleur, alors que vraiment, j’étais loin de songer à la petite affaire. J’avais juste besoin d’un coup de main pour faire le tour des vendeurs de véhicules d’occasion de la région, mais je voulais tout d’abord leur clouer le bec sur le tatami. Avec mes quatre-vingt kilos de viande retapée à neuf, j’avais l’avantage du poids, sans même utiliser les petites astuces apprises chez Maître Hashimoto, je comptais bien leur faire crier grâce vite fait. Je n’ai pas été déçu.
A peine arrivés, elles m’ont lâché entre les pattes du body buildé préposé au vestiaires qui a eu toutes les peines du monde à me trouver un kimono à ceinture blanche à ma taille, les abonnés du club étant nettement plus aguerris à mon âge. Quand je suis entré dans la salle, j’ai vu que mes copines étaient seules. Je m’étais attendu à un cours en présence d’un brave prof de judo qui aurait cadré le jeu, mais elles m’ont annoncé avec un méchant sourire qu’elles s’étaient arrangées pour avoir l’accès illimité au dojo. J’ai pris Greta en premier, enfin façon de parler parce que j’ai surtout vu le tapis de près. Un vrai cyclone ! A peine ai-je eu le temps de tendre la main vers son col que j’ai senti mon poids m’entraîner vers l’avant et le reste à l’avenant. Evidemment, sa prise m’a mis hors de moi et j’ai sorti mes coups vicieux appris dans les caves. Entre quatorze et seize, il avait bien fallu que je m’y mette. Leur Kiaï sauvage et tout le tintouin ne m’impressionnaient guère, je savais que la haine suffit en général à gagner, faut juste la sortir à bon escient. Aiguillonné par l’hilarité horripilante de Kristin dans mon dos, j’ai donc contre- attaqué en full contact en y mettant toute ma masse. Greta, désarçonnée, a roulé sous moi, j’en ai eu du moins l’impression trompeuse avant de me retrouver ficelé comme un paquet de linge sale, bras et jambes emberlificotés par les bons soins de mon adversaire placide. Elle m’a sussuré à l’oreille : " Pourquoi tu t’énerves ? " J’ai tapé trois fois du plat de la main et elle m’a aidé à m’asseoir. J’étais vidé. Kristin m’a remplacé au pied levé et j’ai passé un agréable quart d’heure à les observer en train de rebondir avec l’aisance de jeunes gazelles folâtres sur le tatami poussiéreux. Quand je les ai surprises à se bécoter, j’ai compris à quel point elles étaient plus étranges qu’elles n’en avaient l’air. Les gays et les nazillons ne font pas en général bon ménage, étoile rose oblige, et c’est la raison pour laquelle, après avoir partagé avec elles, les célèbres croustillons hollandais d’Albert sur le parvis illuminé du marché de Sens, je leur ai offert un tajine chez Momo en rentrant.
Une chance, on était en semaine et les chasseurs ne nous ont pas pollué l’ambiance. J’imaginais d’avance leur bobines atterrées voyant débarquer trois skinheads étrangers dont un couple de tatouées en battle-dress et croquenots. Momo n’a pas couru aux abris, impénétrable et sourire aux lèvres, il nous a traités comme des princes et les filles ont apprécié. Je n’en revenais pas, elles ne correspondaient pas à l’idée que je me faisais de l’engeance. On a mangé avec les doigts et nos langues se sont déliées. J’ai demandé à Greta pourquoi elle avait choisi de passer l’hiver en France où elle risquait à tout moment de se faire coffrer pour la fumette alors qu’en Hollande c’était autorisé. Elle m’a avoué qu’elle était grillée dans son pays à cause d’une action commando anti-vivisection. L’un de ses copains, encore plus givré qu’elle, avait buté le chef de file de l’extrême-droite à la veille des élections. Du jour au lendemain elle avait dû déguerpir et abandonner ses études aux Beaux-Arts. Quant à la belle Kristin, sa mère pasteur homosexuelle l’avait confiée très jeune aux soins attentifs d’un neuropsychiatre de ses ouailles parce que selon les rapports de l’école maternelle, elle cassait trop souvent ses jouets. Le système danois avait fait ses preuves. Placée sous Ritaline dès l’âge de six ans, elle avait commencé à s’auto-mutiler à l’adolescence avant de mélanger les produits dans ses premières rave parties à Christiania. De là, elle n’avait eu qu’à se laisser glisser jusqu’à se faire récupérer par l’une des innombrables tribus néo-nazies de Copenhague. Heureusement, m’a-t-elle confié les larmes aux yeux, elle avait rencontré sa Greta. Elles s’étaient reconnues d’entrée de jeu sans se connaître, dans une fête Ska libertaire où elle avait été sidérée de découvrir que les créateurs du genre étaient au départ noirs et Jamaïcains pour la plupart.
Evidemment, tout cela nous a rapprochés. Je ne voyais plus du tout leurs piercings du même oeil, et les nombreuses cicatrices qui cisaillaient les avant-bras de Kristin me donnaient envie de la cajoler. Quant à moi, dès que je leur ai parlé du boulot que je faisais avant de décrocher, elles ont bondi de joie. Greta jouait de la basse et Kristin était une grande toxico du son. Elles m’ont exhibé leurs trésors planqués sous le lit du minibus. Une Fender de bonne facture, un clavier sampler et quelques petits boîtiers numériques qui valaient leur pesant de composants. Conséquence, elles se sont garées au bas du raidillon et on a passé la nuit tous les trois à faire le boeuf sur le minuscule ampli à batterie qu’elles trimbalaient à longueur de journée dans le métro. C’était ainsi qu’elles survivaient. Kristin chantait du country-blues à la Cheryl Crow, un peu basique et à la va-comme-je-te-pousse, mais elle possédait également un joli répertoire de standards aussi bien en spiritual qu’en jazz. Elle avait appris au temple et le reste seule dans sa chambre pendant que sa pasteur de mère pleurait ses amantes impossibles. Quant à la belle Greta, ses sonorités et son flapping me rappelaient celui des meilleurs, et je n’avais pas fumé. De plus, elle s’est tout de suite branchée sur Billy qui ne nous a plus lâché la grappe de la soirée, j’ai bien vu qu’elle savait parler aux chiens. Avec eux, on ne triche pas.
Après cet échange, on ne s’est plus quittés. Non pas qu’elles m’aient débordé, c’était naturel, on ne se gênait pas. Elles ont occupé la salle d’attente du rez-de-chaussée qu’elles ont entrepris de ravaler du matin au soir, jusqu’à ce que ça ressemble soudain à un lieu habitable. Je dois reconnaître que leur vieille habitude des squats leur avait offert une excellente formation de décoratrices d’intérieur. Quand elles m’ont enfin autorisé à jeter un coup d’oeil à leurs aménagements sauvages, j’ai cru que j’avais changé de planète. Avec trois placo-plâtres, deux rideaux et une ribambelle de lampes à pétrole réparties sur les chaises pliantes et les planches sur briques et tréteaux qui constituaient l’essentiel du mobilier, elles étaient parvenues à un confort proche de celui de la hutte islandaise. Elles avaient étalé un épais tapis de cordage sur le carrelage, déménagé leur kitchenette du minibus, et le coin cuisine était déjà opérationnel. J’étais tellement bluffé qu’il ne m’est même pas venu à l’idée d’évoquer le loyer, et c’est devant une assiettée de fricadelles accompagnée de schnaps qu’on a célébré l’événement. Elles étaient militantes No Conso, quand je leur ai parlé de faire venir l’EDF elles sont montées sur leurs grands chevaux. Je nous voyais mal nous lancer dans la géothermie et le solaire et j’avais envie d’un autre son que celui de leur ampli à roulettes. Idem pour la flotte, il y avait bien une source quelque part dans le bois mais je frissonnais déjà à l’idée hideuse des deux bornes quotidiennes à parcourir dans les frimas de février avec les jerricans à bout de bras. Méfiante à l’extrême, Greta était convaincue que tout les fonctionnaires français renseignaient la police, elle ne voulait pas les voir s’inflitrer. Kristin était à peu près du même avis, à la différence qu’elle avait envie de pouvoir prendre de temps en temps un bain chaud. J’ai profité de la faille pour leur proposer un marché entre la poire et le fromage : je ne les déclarerais pas comme locataires et elles paieraient la moitié des dépenses de la maison. Elles ont dit banco, et c’est ainsi que la communauté WTC est née. Ce sont elles qui ont trouvé le nom, elles avaient un tas d’idées loufoques qui m’aéraient le ciboulot. Quand au kung-fu, j’ai largement profité de leurs services. Tous les jours, qu’il vente ou qu’il neige, elles m’apprenaient un geste, une prise, un nouvel équilibre. Elles embrayaient sur le coup de huit heures avant de partir à la pêche au grisbi dans le RER. Tai-Chi, Karaté, Taïkuendo et Jijutsu, elles maniaient la panoplie complète et m’en faisaient étalage sans retenue. Greta avait commencé tôt et Kristin était douée, l’avantage de l’intensif, c’est qu’au bout d’un mois, j’en avais plus appris que pendant tous les cours foireux de mon enfance. Je commençais à me sentir mieux dans ma peau de Willy, je parlais anglais toute la journée et tout aurait pu continuer ainsi sans tracas si je n’étais pas tombé un soir sur un enregistrement pirate de ma guitare et de ma voix remixée par les petites mains de la Danoise qui scratchait comme un vrai DJ. La sauce ressemblait à de la techno mais ça tirait nettement sur le vieux Ska, avec des harmonies intéressantes, certes, mais ça ne se fait pas. J’ai présumé qu’elles avaient profité de mes fréquentes improvisations nocturnes pour me piquer des échantillons, c’était facile, ma piaule était juste au dessus. "Politiquement incorrect" leur avait plu au point qu’elles avaient traduit le gimmick en danois, en néerlandais et en anglais, mêlant sans vergogne leurs voix à la mienne. J’étais fou de rage. Ce n’était pas tant qu’elle m’aient pillé mais ça ravivait la blessure de l’avoir été par Paloma Oghuz. Tous les soucis me sont revenus en vrac. Jeera, le Chinois, cet enfoiré de Yann, je n’étais pas en villégiature, et si ces gamines inconscientes s’amusaient à tourner avec cette démo dans les maisons de disques, il y en aurait bien un, tôt ou tard, qui finirait par me démasquer. Avec le tam-tam arabe de la profession, je risquais de voir mon passé se pointer avec une conclusion définitive au bout du canon. Je lui avais tout de même piqué un paquet d’oseille au gros Yann, il allait assurément m’en demander des nouvelles, et d’une façon que j’imaginais fort déplaisante.
Je les ai attendues de pied ferme. Dès que j’ai entendu le ronflement du minibus en bas, je me suis appliqué à bien rester centré. Pas question de leur balancer une paire de baffes, elles m’auraient neutralisé avant. Par chance, les petits gars pressurés de l’électricité nouvellement privatisée m’avaient rebranché de la veille, j’avais un argument de poids en main : un câble à l’extrémité dénudée branché sur le deux cent vingt. En cas de grabuge, j’allais leur faire sentir la puissance du nucléaire. Greta est entrée en premier. Quand elle m’a découvert le câble à la main, elle a tout de suite percuté Je devais avoir le yeux injectés de sang et je ne bougeais pas d’un millimètre, j’attendais qu’elle fasse un mouvement . " T’as pété un fusible ? " elle a râlé en déchargeant la douze cordes qui lu sciait épaule. J’ai lancé l’enregistrement sur la platine. Elle n’a pas bronché. Kristin est arrivée toute essoufflée en traînant un énorme carton et elle nous a surpris tous les deux pétrifiés en train d’écouter en silence leur forfait musical. Elle a posé l’emballage contre le mur, et elle a maugrée : "Dommage pour toi, je crois que ce n’est pas ce soir qu’on étrennera le sauna..." Je l’avais saumâtre mais j’ai sursauté. Un sauna. Elles voulaient me faire une surprise et moi je les accueillais avec un cobra électrique. J’ai débranché l’engin et je me suis assis sur le tapis, la tête entre les mains au bord de la crise de nerfs. Je leur ai vidé mon sac en les aidant de mon mieux pendant qu’elles assemblaient les éléments du kit, mais elles avaient l’art et la maanière et je n’ai eu qu’à leur passer le tournevis. Quatre heures plus lard, on y était, assis à poil tous les trois au milieu des pierres fumantes.
Je leur ai tout confessé, tout, sauf mon identité. Elles n’ont pas été choquées par mon idée ignoble de refourguer la came de Yann, Greta m’a simplement parlé de mon mauvais karma et j’ai eu droit à mon premier massage. Une belle manière de se faire pardonner. Tantristes et taoïstes, à deux elles étaient redoutables, et vu les circonstances, je n’avais aucune raison de ne pas m’y abandonner.
Dès le lendemain matin, on a entrepris de pied ferme les répétitions. WTC était né, le groupe, cette fois, pas seulement la communauté. Kristin et Greta considéraient l’attentat sur le World Trade Center comme un symbole de la pire face de l’humanité fracassée sur l’inhumanité miroitante du marché. C’était leur credo, elles haïssaient le pognon et tout ce qui va avec, et comme Bush junior venait d’être réélu triomphalement, je ne voyais pas d’objection majeure à leur choix.
L’horizon me semblait plus sombre que jamais, mais que pouvions-nous faire d’autre que jouer et jouer encore pour ne plus penser à l’holocauste qui s’annonçait ? Était-ce en moi ? Quel cataclysme menaçait donc mes cellules surmenées ? Je ne savais plus trop si la catastrophe se préparait dehors ou à l’intérieur. Sitôt que j’arrêtais la musique, des douleurs intolérables me cisaillaient le torse, les insomnies me rendaient dingue, je perdais l’appétit, celui de vivre, tout simplement. A tel point que trois jours plus tard, je me suis aperçu que j’avais complètement oublié de fêter mon anniversaire, on était déjà le dix neuf, Noël approchait. J’ai consulté ma messagerie. Dolly, elle, y avait pensé, et je n’ai pas résisté à la folie d’appuyer sur la touche "rappel" en sachant bien que j’allais me faire mal. Elle a décroché presque aussitôt." T’es loin ? " a-t-elle murmuré comme si quelqu’un d’autre risquait de l’entendre, un autre qui était sans doute tout près d’elle. Je suis resté un long moment sans voix, j’avais du mal à déglutir. "A Bangkok...Je reviens bientôt..." j’ai menti. Elle m’a froidement signalé qu’un individu suspect était venu frapper chez elle pour prendre de mes nouvelles. Elle connaissait Bertrand, il ne pouvait s’agir de lui. J’ai voulu en savoir plus, elle a précisé d’une voix tendue : " Un drôle de Chinois flippé qui m’a montré une photo de toi, tout chauve, t’étais au lit avec une femme..." et elle a coupé net, pas très jouasse j’imagine.
Une suée malsaine m’a inondé l’échine, j’ai piqué un cent mètres avec Billy dans les prés, histoire de décompresser un peu. Les filles étaient à Paris en train de quêter dans les rames et je n’avais personne d’autre à qui parler. L’étau se resserrait, je n’avais pas intérêt à me pointer dans le XIIIème, ma terrine devait déjà être mise à prix dans toutes les arrière-boutiques. Si les gentils tontons de Bangkok avaient promis une récompense au quartier, j’allais finir en pâté impérial, en espérant qu’ils ne se mettent pas à me cuisiner en commençant par le bout des orteils. Ils devaient en faire une vraie question de principe pour me traquer jusqu’à Paris, le Malais avait dû se mettre à table, Jeera aussi, et s’ils avaient mon nom, j’étais d’avance carbonisé. A moins d’un miracle. Les circuits chauffaient à tout berzingue dans ma cervelle affolée.
La nuit est tombée, j’ai éteint toutes les lumières dans la maison et j’ai attendu le retour du minibus en me demandant si je devais déguerpir de suite ou rester.
Greta m’a sauvé du pire. Quand elle m’a vu prostré, elle ne m’a pas traité en barjot et je n’ai pas eu trop de difficulté à lui exposer l’embrouille qui me brisait le moral. Kristin a alors farfouillé dans le fourbi de sa trousse à maquillage et elle en a sorti un petit traceur à air comprimé. Habituellement, elle l’utilisait avec du henné, là, elle l’a rempli d’encre de chine et elle a entrepris de me décorer le haut du crâne. Je me suis laissé faire. Quand je me suis regardé dans la glace avec mes faux piercing et mon symbole maori, j’ai compris le message. Elles allaient jouer le coup avec moi, le groupe, elles y croyaient. Tant que je ne bougerais pas une patte. Greta m’a convaincu que je courrais peu de risques de me faire repérer, à part si quelque relation complice décidait d’aider mes poursuivants en leur offrant l’accès payant à des fichiers nationaux. C’était avant tout cette hypothèse funèbre qui l’inquiétait. Moi aussi. J’avais naîvement loué la gare et signé les abonnements d’eau et d’électricité sous l’identité de Willy Steiner, mais les gangs chinois étaient de toute évidence au parfum de mon patronyme d’emprunt et s’ils avaient des amitiés dans la police thaïlandaise, ils pouvaient tout autant en avoir chez nos képis tricolores. Pour les poulets, ce serait un jeu d’enfant de me retrouver, d’autant qu’ils pourraient toujours prétendre enquêter sur la disparition du vrai Willy, puisque la loi les oblige depuis peu à le faire. Les fonctionnaires français sont-ils toujours incorruptibles ? La réponse me déprimait. Tout dépendrait du prix, et je n’ignorais pas qu’il y a des codes d’honneur en Asie pour lesquels le prix compte peu.
Je n’aurais jamais cru que je le ferais, mais je m’y suis mis. Les petits clubs de banlieue, les bars branchés, la manche et le bal du samedi, on a tout écumé, si bien que j’ai passé la nuit du jour de l’an à jouer pour des pourceaux ivres et que ça ne m’a pas dérangé. Combinés à nos deux guitares en cohésion parfaite, les bricolages de Kristin déménageaient assez pour impressionner les clients imbibés, mais je savais que nous pouvions faire mieux. En tout cas, au moins financièrement, parce qu’après déduction des frais d’essence et de loyer, il ne nous restait pas grand chose à becqueter. Tout juste de quoi chauffer et de temps en temps quelques bouteilles, ça ne gênait pas les filles, habituées à vivre à la dure, j’avais cependant une trop bonne connaissance du milieu pour ne pas savoir qu’avec un tel potentiel, WTC pouvait devenir autre chose qu’un groupe de garage. On a testé "Alléluia, Hosanna, Inch’ Allah" à Dreux, en pleine cité dans un obscur festival hip-hop où on a failli se faire lyncher et le morceau a inversé la vapeur, ils se sont tous mis à brailler avec nous en dansant comme des Zaïrois en transe, j’étais sûr que la mayonnaise prenait, Greta jouait vraiment avec toute la rage contrôlée qui convient au genre, et en deux tours trois mouvements, WTC est devenu à la mode chez les bronzés, les tatoués, les punks et les skins. Greta appelait nos bidouilles barbares, de l’electro-ska, à chaque concert, les mômes nous demandaient si on vendait le CD. Nos paroles décalées plaisaient, c’était évident, mais sans matériel et sans studio, ça ne rendrait rien, je savais d’expérience qu’un bon son se travaille, et à ce stade, on était encore beaucoup trop dans l’improvisation, on ne jouait jamais deux fois la même chose et souvent, ça déraillait sérieux. En tout cas, je n’avais plus une seconde pour penser à mes soucis d’apprenti dealer. Le soir, en rentrant, on s’avalait une soupe chaude après le sauna, et après avoir compté la recette du jour, on se remettait dare dare aux partitions. A la mi février, le onzième titre du futur album a pris forme. J’ai entrevu l’éclaircie. Je savais néanmoins qu’il fallait que le groupe s’étoffe si on ne voulait pas ressembler à tous ces feux de Bengale qui s’étiolent au bout de trois mois. Greta et Kristin ne semblaient pas en être conscientes, elles nageaient en pleine euphorie, il faut dire qu’elles n’étaient jamais à jeun, la moitié de ce qu’elles gagnaient repartait en herbe, et en petites pilules magiques dont elles agrémentaient leurs nuits incandescentes. Je ne pouvais pas les suivre, j’avais un bout de poumon en rade et la certitude que la réalité tôt ou tard allait me rattraper, j’essayais seulement de courir aussi vite que la vie, histoire de me donner le change.
Un matin frisquet, j’ai emprunté le minibus et j’ai entrepris la tournée des studios d’enregistrement de la région parisienne pour y laisser une annonce. J’avais préféré éviter la presse, toujours soucieux de ne pas laisser de trace. La proposition annonçait en substance :"Mélomane propose chambres + local de répétition avec cuisine commune. 400 euros /mois. Non-musicien s’abstenir " Avec mon numéro de mobile comme contact. Pour une fois j’allais pouvoir à mon tour profiter de la crise, cette malédiction moderne organisée par la voracité des spéculateurs. D’une certaine manière, j’en étais devenu un, moi aussi, sauf que je ne spéculais pas sur l’argent mais sur autre chose de bien plus impalpable, et autrement plus nourrissant. Après avoir posé l’appât, je n’ai plus eu qu’à attendre. La première semaine a été un enfer. Normal, je me suis ramassé tous les paumés, toutes les groupies, sans oublier les filous des agences qui flairaient le proprio aux abois. En fait, je l’étais bel et bien et à un point qu’ils ne pouvaient imaginer. Ceux-là, je les démasquais assez vite mais j’ai eu plus de mal avec les Haïtiens. Un clavier qui m’appelle aux aurores. Il avait vu l’annonce et semblait assez vif. Il cherchait une chambre sans caution depuis des lustres mais avec sa carte de séjour périmée, il ramait. Je suis allé le chercher à la gare du RER avec le Combi, et en avisant la tribu qui l’accompagnait, j’ai pressenti que c’était mal engagé. Je ne pouvais tout de même pas les laisser plantés sur le quai. J’ai installé la smalah derrière et, bien sûr, le chef de famille devant. Il y avait là son épouse, ses deux gamines, sa soeur, et son beau-frère. A les entendre, ils jouaient tous au moins d’un instrument. Quand ils ont découvert la baraque au milieu des bois, la doudou s’est signée pour la bénir et Henri aussi. Il s’appelait Henri Dupontel-quelque-chose et il avait de la sympathie pour les Macoutes, il s’est démasqué quand il m’a célébré les yeux au ciel les vertus du père Aristide. Encavé tous les soirs à la Contrescarpe, il jouait de la trompette dans une formation typique, pour une clientèle d’étudiants prospères qui confondaient, Port-au-Prince et les Bahamas. Heureusement, les filles étaient rentrées tôt, la collecte avait été bonne et j’ai tout sorti les bières du frigo pour trinquer à la musique avant toute chose, mais dès l’instant où Henri a repéré les tatouages de Greta, son expression réjouie s’est décomposée. Il a remballé presto toute sa petite famille en hurlant qu’on était des racistes et qu’il allait tous nous dénoncer à la Préfecture. Les frangines en pleuraient de rire. Au fond, j’étais ravi de la confusion, ça m’évitait d’avoir en plus à les raccompagner. La bêtise me fatigue, celle-ci tout particulièrement, parce que les pneus enflammés autour du cou et les mains tranchées au coupe-coupe en sont la conséquence directe. Tôt ou tard, on aurait fini par sortir les machettes.
Après cette mésaventure, j’ai été plus méfiant. Grâce à un questionnaire vicieux je détectais du premier coup les allogènes. Les nuls, les prétentieux, les crapules et les précieux, toute cette faune qui se prétend musicienne mais qui ne cultive que son nombril. Ceux-là, je les éliminais d’office. Je n’avais pas pour objectif de faire pension de famille, encore moins centre d’accueil pour Sdf. Je n’en avais tout bonnement pas les moyens. Cette rigueur dans l’entretien préalable ne m’a pas empêché, coup sur coup, de me retrouver avec une joueuse de triangle harpe et flageolet qui a failli défaillir en découvrant le style manouche de la tribu, un compositeur de musique contemporaine qui ne venait que pour la salle de répétition et qui a bousillé ses bottines sur mesure à deux briques en dégringolant du remblai, suivis d’une malheureuse violoniste tchèque au chômage à qui on a offert la pitance tant elle crevait la dalle. Evidemment, je lui ai glissé un billet de vingt en la remettant dans le dernier train. Elle vivotait de cours particuliers et de petits concerts dans les écoles, ici, ce n’était pas un bon plan pour elle, les chasseurs préfèrent en général le cor ou le clairon, et elle n’avait même pas un manteau décent à se mettre. Je l’ai regardée partir le dos rond, toute frissonnante dans son loden de polyester, elle était pâle comme une réfugiée.
Ce soir-là, John a appelé. John c’est toute une histoire. C’est lui qui m’a fait retrouver le sentiment de l’absence. Il était pire que moi, totalement étranger à ce monde. Il a biaisé l’entretien comme un chef et je lui ai proposé de passer quand il le voulait en lui donnant juste le nom du village et une vague indication pour le chemin. Il a débarqué à l’improviste dans une Volvo dernier modèle empruntée presque gratuitement à un loueur grâce à une astuce électronique made in Korea qui lui permettait de rouler sans compteur. Je m’en suis aperçu à cause d’un bip insistant après qu’il a eu coupé le contact. Je connaissais le truc mais c’était trois mois fermes à minima pour qui se faisait pincer, et encore, en plaidant coupable. Ses cheveux lisses et fins, presque blancs de blondeur lui descendaient en nappe jusqu’au milieu du dos. Il devait avoir la petite trentaine mais je l’aurais cru sorti tout droit d’une pochette d’Aerosmith première époque. Il avait le caftan marocain blanc, les lunettes à la Lennon mais son matériel était bien du Troisième Millénaire. La Volvo était bourrée jusqu’à la gueule de claviers, de baffles et de synthés. John vivait sans papiers ni domicile fixe, squattant de-ci de-là au hasard de ses rencontres. Il venait de se faire virer sans ménagement d’un appartement de l’Ile Saint Louis où il avait glandé tout l’été en compagnie d’un fils d’ambassadeur. Le retour du papa avait gâché l’idylle et John pestait ferme contre les flics qui l’avaient tabassé avant de lui poser une seule question en anglais. En tant que citoyen européen, les cerbères nationaux l’avait laissé repartir après avoir simplement vérifié son identité chez leurs homologues british, mais il m’a avoué s’être posé la question de savoir ce qui se serait passé s’il avait été d’origine pakistanaise. La nouvelle m’a soulagé d’office. Il n’avait pas le travers de ses origines. Viré de la Royal Academy of Music à vingt sept ans, il avait du jour au lendemain délaissé le piano pour les machines au grand désespoir de ses professeurs, et de sa famille qui ne voulait plus entendre parler de lui depuis sa fugue scandaleuse à Bali. Ils avaient, en effet, dû faire intervenir son Excellence le Consul en personne pour le faire sortir des geôles de l’île, où il croupissait pour une banale affaire de fumette en public sur la plage.
Evidemment, il a tout de suite compris comment apprivoiser les filles. Ce n’était pas une armoire à glace mais son côté androgyne semblait les rassurer. Il n’a pas pipé sur leurs stigmates d’intouchables, et de là, j’ai vu qu’on allait faire du chemin ensemble. On a parlé subversion avant même la fin de la première bière, il avait vécu dans les arbres, fait la route à l’époque des Travellers, et avec Greta, le courant passait bien. Si fort que j’ai bien cru que Kristin allait en faire un pataquès. Il s’est installé au premier, dans la réserve. On a ressorti les truelles, les placo-pâtres et l’isolation. Un coup de blanc sur les murs. Une semaine plus tard, à quatre, on avait bouclé. Le coin studio commençait à ressembler à un véritable studio et John aux manettes mettait la puissance dix à nos gentils brouillons d’amateurs. Evidemment, au début, Kristin a dû faire un gros effort pour lui confier les démos, mais après quelques heures de boulot en symbiose, la musique a pris le dessus et comme d’habitude, le temps s’est évaporé.
Comme on s’était tout dit, on ne parlait presque plus, sauf pour les précisions techniques, et on partageait tout, même la schizophrénie. L’hiver n’en finissait pas, on était presque à la mi mars et il neigeait dru sur les jonquilles précoces. Pendant une semaine, je n’ai pas reçu un seul appel, puis dès l’ouverture des premières procédures d’expulsion du printemps, les gens ont recommencé avec leur suppliques au téléphone. Je faisais de l’aide sociale gratuite, ils réglaient la surtaxe aux cafards des télécoms. La petite annonce semblait tourner très fort, certains n’avaient rien à voir avec le milieu musical, ils cherchaient juste un toit dans la détresse et un copain du copain leur avait dit. J’étais débordé, à tel point que j’ai failli raccrocher au nez d’Hassan en croyant encore à une maldonne. Mais lui était, semblait-il, un percussionniste avéré, il prétendait avoir tourné avec Manu Dibango et quelques autres du même calibre. Son rêve aurait été de jouer avec Eddie Louiss et surtout d’avoir des papiers français. Quand il m’a annoncé ça, je lui ai refilé tout de go l’adresse et le nom de la gare.
Il est arrivé de la Courneuve à peine essoufflé, avec bongos et djembés, et deux heures trente de divers RER dans les pattes. Marocain belle gueule, coupe à la GI et tenue sportive, pas très grand mais un vrai corps de boxeur. Il était accompagné d’une jeune fille, une Arabe elle aussi, chargée comme une bourrique et belle à s’en manger les doigts. "L’Art est un pas de la nature vers l’infini..." c’est l’amuse-gueule qu’il m’a lancé en s’engouffrant dans le Combi. J’ai allumé mes feux de route et poliment salué le fille avant de rétorquer : "Mais de quoi tu parles, mec ? "d’une manière assez patibulaire pour le vexer.
" Moi, c’est Yasmine, je suis sa petite soeur..." a timidement tenté la charmante frangine. Elle craignait évidemment que ça s’envenime. Mais ça ne s’est pas envenimé. Hassan a déclaré, avec un sourire malin en regardant droit devant lui : "L’âne sans oeillères ne tourne pas pour la noria.." et j’ai compris qu’on allait s’amuser ferme. Il n’a pas cessé de jacter de tout le voyage. Un authentique tchatcheur, exactement ce qui nous manquait à nous autres les blancs de blancs, un déclencheur qui nous fasse accoucher.
En tout cas, question nouba, il en connaissait un rayon, le lascar. Il a séance tenante tambouriné les roulements continus. pendant que sa soeur faisait l’état des lieux. Je l’ai écouté cinq minutes et comme il tenait bien le tempo, j’ai branché l’ampli. Les trois autres nous ont rejoints dix secondes plus tard et c’est comme ça qu’on s’est tous présentés, sans baratin excessif, mais j’ai tout de même eu un coup de chaud le soir au dîner quand on en est venus aux questions religieuses. Hassan avait eu la réaction classique en avisant le look guerrier des filles. Dès qu’il m’a laissé le temps d’en placer une, je l’ai tout de suite affranchi et ça s’est tassé. Il buvait du vin à table, et ne répétait pas inch’Allah à chaque fin de phrase, pour moi, c’était déjà bon signe, Yasmine était en revanche beaucoup plus réservée. Elle avait découvert son bonheur dans un recoin mansardé sous les chiens assis de la toiture. Elle en aimait la belle clarté, mais c’était l’endroit le plus froid en cette saison, en plein sous les vents d’est qui heureusement ne soufflaient pas trop fort ce soir-là. On s’est mis d’accord sur le loyer. Elle a négocié dur, je leur ai laissé à prix cassé un espace suffisant pour deux chambres et elle nous a préparé un couscous maison qui nous a régalé les papilles. On était bien et je l’acceptais, j’avais l’impression que s tout était écrit à l’avance, je n’avais pas intérêt à courir plus vite que la musique.
C’est aux alentours de cette période que les appels anonymes ont commencé. J’étais en train de matraquer "Black Magic Woman" en solo, vautré sur le vieux canapé avec Billy à mes pieds quand John m’a passé mon portable. Il faisait doux, les fenêtres étaient grandes ouvertes et je jouais pour les oiseaux. L’Anglais n’avait pas décroché un mot de la semaine, il bidouillait je ne sais quelle de ses inventions en son et image, en vue de nous créer un décor électronique à la mesure. L’atelier sentait la soudure chaude et le thé au lait. J’ai décroché à la septième sonnerie et je n’ai rien entendu d’autre que le souffle du salaud qui se fichait de ma pomme. " Va donc te faire soigner, pauvre branleur ! " j’ai braillé, excédé d’avoir été dérangé dans ma sieste récréative. Et j’ai raccroché sans panique excessive. Le soir-même, à l’heure du café-schnaps, juste avant de démarrer la session, cette crapule a recommencé. Greta était paniquée, elle était sûre que les poulets hollandais étaient après elle, mais c’était mon numéro de portable qu’on appelait. Peut-être encore à cause de la petite annonce qui traînait dans les cités. Kristin m’a arraché le téléphone des mains pour y hurler une injure salée en danois et Yasmine a déclaré fermement : "Laissez, c’est pour moi. " Mais il n’y avait déjà plus personne au bout du fil.
D’après Hassan, ce devait être son cousin Djamel, amoureux fou de sa belle cousine mais qui voulait lui coller la burka. Une affaire de famille. Je n’avais pas l’intention d’épiloguer, seulement je l’ai prévenu que si ça continuait ainsi, j’allais prendre des mesures. Il a rétorqué du tac au tac : "Mais quelles mesures, mon frère ? " avec un tel air de se fiche de ma poire, que je lui ai donné rendez-vous sur l’excellent tatami que constituait le gros tapis de cordage installé par les Nordiques dans la pièce commune On a plaisanté deux minutes à s’envoyer des pains, il avait une bonne frappe, surtout un excellent crochet du gauche qu’il a bien failli me placer. Kristin a tenté le coup avec succès, elle lui rendait bien trente kilos mais il a décollé à la façon élégante d’un canari empaillé. Il a commencé par le prendre mal. J’ai vu ses yeux verts virer au jaune, il soufflait comme un taureau affolé dans l’arène, Heureusement, inquiète pour le mobilier, Greta lui a gentiment montré la parade et il a conclu l’affaire par une de ses sentences moelleuses à la Gibran. J’ai compris que cette nuit-là, le sauna ne serait pas pour ma pomme. Ainsi va la vie, personne n’appartient à personne, on était tous d’accord là-dessus, même si on en parlait jamais.
A Pâques, quand notre chouchou d’aristo nous a montré son dispositif scénique, j’ai eu un choc. Il avait la démo sur son ordinateur, la version réelle ferait six mètres sur douze. Un mur de diodes intelligentes combinées à de la vidéo, le tout connecté à une console de mixage. Simple et efficace. Il nous en a fait l’éclatante démonstration sur un standard de Marylin Monroë en fumant une pipe de skunk hollandaise à estourbir un éléphant. Il n’avait pas loupé un seul branchement, ça swinguait du tonnerre. Avec son "Diamonds are the Girl’s best friends" on a eu droit à un montage d’images de grèves en Afrique du Sud, télescopé sur la pâleur mortelle de la poupée en zibeline, j’ai eu le frisson, le bon, celui qui transporte les foules. John n’a pas fait le malin, il nous a sagement rappelé qu’on n’obtiendrait jamais l’autorisation des Majors et qu’il faudrait s’y résigner. J’ai décidé de faire tout le contraire, je n’allais pas payer comme un cave pour utiliser l’alphabet des signes, j’allais me servir de ces archives collectives en revendiquant l’acte politique, ça ferait scandale et ce serait tant mieux pour le groupe. En m’enflammant, j’oubliais mes casseroles j’aurais dû rester modeste et le diable ne s’en serait pas mêlé.