A flux tendu (4)

Roman-feuilleton psychédélico-politique en 8 épisodes - chapitre 4

Résumé de l’épisode précédant : soigné à Tokyo après son tragique accident sur scène, Armand a récupéré une dentition impeccable mais le choc a fait flamber son vitiligo et désormais, il est blanc comme un Norvégien. Sa patronne, la chanteuse Paloma Oghuz continue la tournée sans lui. Il aurait dû la retrouver dans la ville suivante, mais sur une impulsion stupide, il a choisi d’aller faire entre temps une petite virée à Bangkok, ce qui l’a amené à céder aux tentations fatales de la somptueuse Jeera. Désormais aux prises avec des gros bonnets du Triangle d’Or a qui il a involontairement fait perdre la face en causant un accident mortel à l’un de leurs dealers, il cavale pour sauver sa peau.


A FLUX TENDU / Episode 4

   Le sang avait coagulé sur mes mains et mes genoux râpés par le goudron. J’ai profité d’une vitrine pour procéder à un rapide bilan des dégâts : à part une déchirure au pantalon, je ne présentais rien d’anormal, aucune marque sur le visage. J’ai profité d’une fontaine publique pour me nettoyer sommairement avant de repartir au même train à travers les rues encombrées de touristes et de marchands ambulants. Le cri du môme me vrillait encore les tympans. Il était mort sur le coup et le pilote aussi vu la manière dont la bécane s’était encastrée sous le bahut. La canne me pesait, j’ai résisté à l’envie idiote de la jeter dans une bouche d’égout, je n’avais rien prémédité, tout s’était déroulé trop vite, c’était un accident, je me le répétais sans cesse en courant, c’était juste un accident, rien de plus, et pourtant, je ne parvenais pas à m’en convaincre, j’avais le coeur lourd comme si je les avais butés de sang-froid. Un groupe d’enfants des rues m’a hélé au passage. Peut-être y avait-il parmi eux les petits frères de mes deux kamikazes. Ils poussent tous seuls dans les ordures, comment craindraient-ils la mort ? J’ai fouillé mes poches à la recherche de monnaie sous la liasse craquante qui gonflait l’avant de mon blouson, celle-là même que j’avais prudemment prélevée du paquet de billets neufs que le Chinois m’avait mis sous le nez en échange de mon poison au rabais. Il aurait pu me refiler de la monnaie de singe, mais compte tenu des événements tragiques, je n’avais plus à en douter, c’était de la vraie fraîche. Cent fois cent égal dix mille. Les petits mendiants tendaient leurs mains noircies de crasse et j’hésitais. Ils iraient tout dépenser en colles et en solvants, à moins qu’un grand ne leur vende de la poudre, je voyais bien à leur blanc de l’oeil trouble qu’ils ne carburaient pas aux vitamines. Et alors, qui étais-je pour juger de leur soif de crever ? J’aurais peut-être dû leur donner tout ce qui me restait pour me laver de mon crime, ouvrir un centre de réinsertion en bambous pour que les télés humanitaires puissent venir y tourner des images à passer entre les pub mais je ne l’ai pas fait, je leur ai juste laissé de quoi dévaliser le rayon bricolage et j’ai gardé le reste pour assurer ma cavale. Je n’avais pas tout à fait perdu le nord, j’imaginais bien que le Chinois et son patron n’allaient pas apprécier mes deux macchabées, et j’étais de plus en plus persuadé qu’ils avaient prévu dès le départ de récupérer leur mise en me faisant braquer par un de leur commando de banlieue. A présent, en sus de l’outrage, il y avait la perte du gain. Leur fric était sans doute sous scellés, à l’abri dans un commissariat de quartier, la clique allait devoir lâcher un sacré paquet de pourboires pour remettre la main dessus. C’était surtout ça, mon gros souci, je savais que j’avais peu de temps devant moi vu la manière dont ces gens jonglaient avec les télécoms. Ils avaient à coup sûr des amis partout et dans moins d’une heure, la chasse au chauve serait ouverte.
Je m’imaginais déjà transformé en engrais à soja dans le sous-sol d’une gargote quand j’ai déboulé aux abords de la pension. Il était six heures du soir, les manoeuvres et les ouvrières flapies des ateliers de confection rentraient pour la soupe. J’ai guetté cinq minutes avant d’avancer à découvert, je n’ai pas eu le temps de parvenir jusqu’à l’entrée, une voiture de police, gyrophares en alerte, a freiné devant mes pieds dans long un crissement de pneus. Je suis resté figé sur place. Ils m’ont demandé mes papiers, tout était en règle mais ils m’ont vivement conseillé de ne pas traîner le soir dans ce quartier mal famé. Quand le gradé bouffi a examiné ma canne en souriant, j’ai retenu un hoquet. Contre toute attente, il m’a seulement fait remarquer que cette catégorie de gadget exotique était interdit à l’exportation. Ils ne m’ont même pas fouillé, sinon ils seraient tombés sur mes neuf mille neuf cents dollars en coupures neuves et j’aurais certainement galéré.
Je ne sais pas pourquoi, mais en arrivant dans la chambre, je me suis assis sur le lit et je me suis mis à chialer. Une heure pour déguerpir du pays, et encore en espérant que les parrains n’aient pas trop de collaborateurs zélés dans la police, ça me paraissait impossible. J’ai bien failli me résigner. J’ai d’abord liquidé deux bières avant de me sonner avec leur herbe locale au point de m’entendre penser tout haut. La cicatrice me lançait, ma chute n’avait rien arrangé, j’avais les côtes qui jouaient aux dominos, et je me répétais :" T’es dingue, tu ne vas pas te jeter dans la gueule du loup." Le loup, c’était Jeera, elle pouvait encore me sauver, à condition qu’elle ne soit pas de mèche. L’hypothèse m’a requinqué, j’ai vérifié l’heure, la distorsion temporelle avait joué en ma faveur, et malgré l’impression d’éternité vaporeuse dans laquelle je baignais, il n’était pas trop tard. Je me suis lavé, rasé, changé, j’ai mis le seul costume que j’avais, une fripe de lin encore correcte et une paire de sandales italiennes. Depuis mon opération, ma barbe poussait blanche, mais bizarrement plus beaucoup drue comme si elle avait détourné toute l’énergie de ma pilosité en déroute. Sur le restant du corps, j’étais devenu aussi lisse qu’un alien. Mon tee-shirt blanc-dentifrice semblait gris à côté de ma peau, avec les guitares et l’ampli j’avais la dégaine parfaite du musicien surmené en tournée. J’ai laissé un coquet pourliche au logeur en lui jurant que je revenais le lendemain afin qu’il me réserve la chambre. Rassuré, il m’a promis de le faire. J’ai plaint les malheureux à qui il risquait de la louer pour la nuit, en cas de grabuge, ils risquaient de trinquer pour moi, mais je ne pouvais tout de même pas lui déballer mon affaire. Une fois dans le taxi, j’ai soufflé. Personne ne m’avait suivi, personne ne savait où j’étais, sauf les flics évidemment puisque j’avais rempli la fiche d’hébergement réglementaire. Avant de commander la course, sitôt que j’ai eu le réseau, j’ai appelé Jeera. Sa voix câline m’a réchauffé le coeur. Elle semblait pourtant un brin sur la retenue. En général, ses clients ne l’appelaient pas sur cette ligne. Je lui ai rappelé les bas-reliefs d’Angkor, elle s’est détendue. "Ah c’est toi, le Français..." a-t-elle soupiré comme à regret avant de me demander d’où j’appelais. J’ai posé la question au taxi, il n’a rien pigé, il était Javanais, je lui ai répété l’adresse que me dictait Jeera, c’était à deux pas du Consulat de France qui ressemblait à un fort retranché. On l’a attrapée au vol alors qu’elle sortait d’un immeuble très chic-colonial, gardé par un portier à face de bouledogue. J’ai eu le temps de vérifier qu’elle était calme, elle m’a souri sans aucun effort. Dès qu’elle est montée, l’effluve de son parfum poivré m’a fait vaciller et je me suis retenu de l’embrasser. Le Javanais lui a demandé où on allait, la réponse m’a fait l’effet d’un roulement de tablas. "Ça s’est bien passé ? " m’a-t-elle roucoulé dans le cou. Je voyais très bien à quoi elle faisait allusion, mais j’hésitais encore à lui révéler mes ennuis. On a roulé jusqu’aux abords des bidonvilles, les tours de Bangkok chatoyaient au loin comme un appel de sirènes. Un entrepôt industriel entouré de barbelés et une bâtisse lépreuse aux volets clos sont apparus dans la lueur trouble de nos phares. Nous étions tout près du cloaque, j’en sentais monter les pestilences dans la chaleur lourde de la nuit. Le Javanais a laissé tourner son diesel asthmatique, une sucrerie thaïe passait en sourdine à la radio, il s’est allumé une cigarette et j’ai failli faire la même chose. "Qu’est-ce que tu veux ? " m’a demandé Jeera d’une voix plus sèche. Elle avait saisi mon trouble. Je me suis déballé comme un môme, sans hoquet ni sanglots, mais elle n’a pas éclaté de rire au récit de l’accident. Au contraire. J’ai senti ses petits doigts se crisper sur mon bras et elle a chuchoté sans oser me regarder : "Tu as fais une grosse bêtise. Il fallait laisser filer l’argent..." J’étais cent pour cent d’accord. Et rassuré qu’elle partageât aussi nettement mon point de vue. "Alors tu veux des papiers, n’est-ce pas ?" a-t-elle ajouté très sûre d’elle. J’ai voulu savoir d’où elle tirait cette information, elle s’est tournée vers moi et j’ai enfin eu droit à quelque chose d’autre que son adorable profil en contre-jour.
Elle disait :"Je savais qu’ils essaieraient de te doubler, c’est normal. Les étrangers qui vendent et qui achètent ont peu de chance de ressortir vivants du pays mais toi, tu ne ressembles pas aux blancs qui trafiquent par ici. Combien il te reste ? " et moi j’écoutais béat en tombant amoureux de ses lèvres. J’ai palpé mon blouson et annoncé un chiffre prudent. Elle pouvait m’arranger le coup pour deux mille billets verts, trois passeports de nationalités diverses avec permis de conduire en prime et carte d’identité européenne au choix. La transpiration m’a inondé le dos comme si la fournaise montait du siège en Skaï. J’ai refermé la vitre, la climatisation a doucement repris le dessus. Je comprenais pourquoi le Javanais avait laissé tourné le moulin, dehors, la chaleur était intolérable et l’odeur encore plus.
Le taxi a parcouru quelques centaines de mètres sur une piste cahoteuse et j’ai reconnu la bâtisse grise au volets clos entrevue en arrivant. "Attends-moi là..."a chuchoté ma dernière carte. La dame de coeur. J’ai croisé les doigts tandis qu’elle frappait à petits coups sur le lourd portique de métal rouillé de ce qui semblait bien avoir été un jour un atelier métallurgique. Le diesel au point morts ronronnait crânement. Une silhouette enturbannée s’est encadrée dans le rai de lumière de l’entrebâillement et Jeera a commencé à s’entretenir à voix basse avec le bonhomme. Le chauffeur a coupé les phares et le contact, ça m’a soulagé, j’avais vraiment les nerfs en pelote. Sur les ondes crachotantes, une Chinoise atypique miaulait "Like a Virgin" en cantonais, et je voyais le Malais maigrichon gesticuler face à Jeera sereine qui semblait marchander serré. Visiblement, j’allais devoir raquer un sérieux supplément pour le service de nuit. Elle est revenue en ondulant sa grâce entre les ornières gluantes, attentive à ne pas bousiller ses délicats escarpins italiens. Elle avait le style à se repasser un petit coup de mascara en attendant l’arrivée imminente des Khmers Rouges. Son sourire satisfait m’a soulagé, elle a levé le pouce comme pour dire OK, et je suis descendu du tacot du Javanais à qui elle m’a conseillé de lâcher presto un autre de mes beaux billets craquants. Ma réserve filait à une vitesse effrayante.
Le maigrichon à turban nous a prié d’attendre dans le salon rudimentaire qu’il s’était aménagé dans un coin de l’atelier. La modernité glacée des machines contrastait avec la vétusté lépreuse des murs. Des scanners high-tech, une impressionnante batterie d’ordinateurs portables, un caténaire mobile de projecteurs à quartz et une armada de caméras numériques dernier cri, j’étais rassuré quant au professionnalisme du prestataire. "Quatre mille, la moitié tout de suite, le reste à la livraison, il lui faut six bonnes heures. Et Il nous prête une chambre..." a murmuré ma petite poupée de luxe qui faisait les cent pas au milieu des boîtes de bière vides, en suçotant une pistache salée. Je m’en suis goinfré une poignée avant de donner ma réponse, vautré sur un matelas de mousse qui sentait le chien mouillé. Niché au coeur d’une colonie d’affiches de bagnoles et de sodas, le calendrier de l’année offrait une quadrichromie clinquante de la Mecque, ça résumait la philosophie de l’endroit. Evidemment, je n’ai pas discuté, j’ai déboursé sans rechigner les quarante billets cash, certain que Jeera n’irait jamais me doubler. Quand je lui ai tendu la liasse, elle m’a regardé encore plus gentiment que d’habitude. Le Malais est revenu en cavalant à petits pas. Il trottait en permanence d’une machine à l’autre, aidé d’un demi idiot à qui il donnait de temps à autre un ordre sec, accompagné si besoin était d’un cinglant coup de badine, un épais brin de jonc qu’il ne lâchait jamais. Il m’a prié de m’asseoir sur un tabouret et de retirer mes carreaux fumés, Jeera m’a tendu une paire de lunettes à verres neutres et une rafale de flashs m’a aveuglé. "Avec ça sur le nez, tu passeras partout." a-t-elle décrété en caressant comme par mégarde la peau lisse de ma joue rasée de frais. Et c’était exact, chauve blanc et binoclard, j’avais chopé la pure binette de monsieur tout le monde, en bermuda, canne à pèche à l’épaule, les douaniers ricaneraient dans mon dos au lieu d’éplucher mon passeport.
Vers minuit, elle m’a rejoint sur la natte. La chambre d’amis tenait plus du cagibi que du boudoir mais je lui ai fait l’amour comme un paumé qui a la mort aux trousses, sans retenue et sans protection. Elle était au diapason parfait. Elle m’avait confié auparavant qu’elle ne faisait jamais ce genre de choses avec ses amants de passage et j’ai eu a faiblesse de la croire. Je ne l’ai pas regretté. A l’aube montante, on s’est endormis enlacés et j’ai rêvé d’un jardin des supplices où je finissais écorché vif par un bourreau artiste du scalpel. Le Chinois avait sûrement retrouvé ma piste. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé en ouvrant les yeux. Dans le cauchemar, le bourreau frappait à ma cellule. Là, c’était le Malais qui me tendait mes nouveaux fafiots avec la fierté d’un écolier. Une expression réjouie éclairait son visage osseux dont le durillon frontal marquait la piété musulmane. " Votre permis et votre carte d’identité française sont encore plus infalsifiables que les vrais..." a-t-il sobrement commenté. Je m’appellerais désormais William Steiner, j’avais le même âge que moi et j’étais censé être né à Mayotte, issu de parents français coopérants décédés. Jeera m’a expliqué que pour le prix, j’avais eu droit à l’identité d’un authentique disparu de l’année. Obtenues au rabais auprès des écumeurs des mers et d’ailleurs, ces identités-là valent de l’or car chacun d’entre nous est libre de se volatiliser à sa guise. Cet infortuné Steiner avait eu, semble-t-il, le tort d’aimer naviguer en solitaire, on l’avait déclaré englouti corps et biens lors du Grand Tsunami. Il me ressemblait d’assez près, le Malais me l’avait assuré, et en cas de contrôle de routine auprès des fichiers administratifs, je n’aurais rien à craindre. Le passeport était à l’avenant, parfaitement imité, à moins que l’original n’ait été adroitement retouché. En l’occurrence, je ne suis pas parvenu à faire la différence avec le mien, tout frais sorti des bureaux du Consulat de France à Tokyo. Les autres options étaient du même acabit. Une version belge et une britannique, de quoi me faire plonger pour trois ans. J’avais intérêt à ne pas tomber sur un gabelou fureteur à la frontière thaï. Il était près de sept heures. J’ai réparti les papiers dans mes poches, mes livres et mes calepins, avant d’aller secouer le Javanais qui ronflait amorphe sur son volant. Le Malais nous a offert le verre rituel de thé brûlant et on a filé direct rejoindre la voie rapide avant les embouteillages matinaux. L’aéroport était dégagé. Jeera est allée inspecter les horaires tandis que je guettais dans la voiture. A part une patrouille de militaires en bivouac, occupés à fumer des bidis autour de leur 4X4, je n’ai rien noté d’inquiétant. Ma biche aux yeux bridés est revenue deux minutes plus tard avec un chariot. En chargeant elle m’a dit qu’il y avait un direct Paris CdG à neuf heures et un Bangkok-Bruxelles dix minutes plus tard. Le second était moins cher et moins risqué, mais ce n’est ni par veulerie ni par radinerie que j’ai choisi la seconde solution. J’avais seulement envie d’un petit sursis avec Jeera. Sa désinvolture face au danger me plaisait. Elle était née dans le bidonville, rien de ce qui était humain ne lui était étranger, en particulier les côtés inhumains, c’était ça qui m’accrochait le plus chez elle. Elle savait que je pouvais me faire alpaguer à tout moment par les flics ou pire, elle risquait de finir en rondelles comme moi si le cinglé à qui j’avais fait perdre la face me coinçait avant le départ, et elle est restée. C’est la raison pour laquelle je ne l’oublierai jamais.
On s’est bécotés sans honte dans la file d’attente, et à l’appel d’embarquement, quand le mirage s’est déchiré, je l’ai regardée s’éloigner derrière un écran flou. J’avais l’impression de mourir. Mes bagages sont passés sans problème sous le détecteur, mais je me suis tout de même maudit de n’avoir pas songé à changer de valise quand le douanier thaï s’est interessé de près à la doublure décousue par ses homologues japonais. Il l’a tripotée longuement d’un air soucieux et je n’ai été autorisé à rejoindre la file que lorsqu’il a enfin pu constater à son grand déplaisir qu’il n’y avait rien de planqué derrière. J’avais laissé le kriss et la canne chez le Malais qui avait apprécié le cadeau empoisonné. Le guichetier de la police des frontières a tamponné mollement mon passeport avec l’expression agacée du rond-de-cuir matinal dérangé dans son dernier sommeil, et j’ai commencé à reprendre confiance une fois assis en zone internationale. C’est alors que j’ai aperçu Jeera derrière la paroi de Plexiglas de la passerelle qui enjambait les pistes. Je suis sûr que c’était elle parce qu’au moment où le haut-parleur a annoncé l’embarquement immédiat, son visage blafard s’est tourné implorant vers moi. Elle m’a fait un rapide petit signe d’adieu et là, j’ai compris pourquoi elle était si pressée. Derrière elle, j’ai reconnu la carrure sportive du Chinois dans son costume clair. Il était trop tard, je ne pouvais pas intervenir, ça n’aurait servi à rien que je me suicide pour elle. Mais j’ai eu du mal à trouver mon siège tant mes binocles étaient trempées.
Chacun a droit à son chagrin. L’Australien vautré à côté de moi était bien de cet avis, il venait, m’a-t-il confié fraternellement en avisant ma tronche déconfite, de laisser, lui aussi, un bout de son coeur d’artichaut à Bangkok. Dans son cas, c’était à cause d’une agence matrimoniale bidon mais j’ai fait comme si on était du même monde et j’ai terminé le vol, beurré comme un coing et tartiné de sauce au pistou. En vieux routard, j’avais prévu un change. Un suspect qui grelotte est toujours très mal perçu par les autorités, je ne tenais pas à goûter aux joies rustiques d’un centre de rétention européen. Une heure avant l’arrivée, j’ai enfilé un paletot polaire et un froc doublé, remballé le costard tropical et les sandales italiennes en me torturant les méninges en vue d’un éventuel interrogatoire avec les autorités belges. Je ne craignais pas trop leurs gabelous, les aventures de Dutroux m’avaient éclairé sur l’efficacité douteuse de leur système sécuritaire, le onze septembre avait cependant pu les transformer en troupes d’élites et je préférais les affronter en tenue.
Il faisait huit degrés sur la piste. "Avec un ciel si bas qu’un canard s’est pendu..." j’ai fredonné, avec le visage suppliant de Jeera en Technicolor. C’était la dernière image que j’avais d’elle ; le plan ne m’a pas lâché du car jusqu’aux guichets, au point que lorsque la minette au tampon m’a souhaité d’une voix fluette : "Bienvenue au Royaume de Belgique, M. Steiner " j’ai sursauté comme un garenne avant de vérifier bêtement si le type était derrière moi. Il fallait d’urgence que je m’habitue à vivre dans la peau d’un autre.
Place de Liège, j’ai profité d’une brasserie enfumée pour passer un coup de fil aux autorités. Je me suis présenté sous un nom de fantaisie, choisi une seconde plus tôt sur une publicité de bière, et je leur ai raconté naïvement l’enlèvement de ma fiancée thaï au moment de prendre l’avion à Bangkok, en indiquant clairement son nom et ses coordonnées. Tout juste s’ils ne m’ont pas raccroché au nez. J’avais fait mon devoir, c’était sans risque mais je ne me suis pas éternisé au zinc. J’ai préféré un petit restaurant tranquille dans le quartier des touristes où je me suis posé devant une moules frites servie par une blonde laiteuse. Sa douceur amicale m’a instantanément rappelé Dolly et j’ai pu atterrir. J’étais parti d’Europe à peine deux mois plus tôt et j’avais la sensation absolue d’avoir voyagé dix mille ans.
En récapitulant, je me suis rendu à l’évidence : mes ennuis avaient commencé, cette nuit stupide où j’avais giflé ma jeunesse avant de finir chez Paloma. Je venais brutalement de changer de peau, c’était désormais vrai dans les sens du terme, et il allait falloir faire avec parce que je n’avais pas l’intention de me tortorer plus longtemps la ribambelle de casseroles du sieur Armand, guitariste à bandana explosé sur scène. J’allais disparaître moi aussi, Tom toucherait dans deux ans l’assurance-vie, dès que Bangkok aurait classé l’affaire, et je continuerais de me faire appeler William partout où j’irais, voilà ce que j’ai fini par conclure au troisième café. Et c’est dans cet état d’esprit bétonné que je me suis retrouvé à vingt heures douze à Paris en train de chercher une chambre d’hôtel entre la gare de l’Est et celle du Nord. Un méchant vent soufflait, j’avais du mal à porter tout mon attirail. J’ai fini par trouver une piaule qui sentait la pisse, au quatrième sans ascenseur, et j’ai rempli la fiche au nom du mort. Le papier peint à fleurs datait bien de la splendeur de Piaf et le linoléum était à l’avenant. J’ai vérifié qu’il n’y avait pas de cafards dans la douche aux carrelages jaunâtres avant de brancher l’ampli en bricolant la prise de la table de chevet. Il fallait que je prie pour Jeera et sans ma guitare, je m’en sentais incapable. Dans la chambre voisine, un couple tapait un raï endiablé. J’ai mis le casque et j’ai improvisé un requiem en sol toute la nuit en liquidant du thé vert en bouteille. C’était meilleur que ce que j’avais jamais pu jouer, je m’en souviens encore, même si je ne saurais jamais le reproduire. Au petit matin, j’ai piqué du nez, et je me suis réveillé avec la gueule de bois. J’ai tout de suite ré-attaqué la gymnastique Tai-chi devant le miroir piqué de l’armoire. Au moins, grâce à Bertrand, j’avais un endroit possible où me loger. L’adresse était dans mon sac, mais pour y aller, j’allais devoir me taper le RER avec tout mon barda. J’ai filé à l’anglaise, le taulier ne m’a pas souhaité bonne route, j’avais réglé d’avance. Prévoyant le pire, j’ai d’abord fait une rapide virée à Barbès pour acheter une paire de croquenots pas trop chers avant de prendre la ligne directe jusqu’à Châtelet afin de récupérer la correspondance. Les passagers dans le métro bondé me regardaient avec méfiance à cause de l’ampli et des guitares. Ils me prenaient pour un zonard. Après une pause sur le trottoir roulant j’ai sué sang et eau à travers les couloirs et comme d’habitude, j’ai failli me gourer deux fois avant de monter dans la bonne rame, mais après vérification affolée auprès des passagers, j’ai fini par me rendre à l’évidence, le train allait bien vers Montereau où je devrais ensuite prendre un car pour atteindre enfin le havre espéré.
En passant au ralenti devant les barres HLM de Bagneux, je me suis aperçu avec stupeur que je n’avais rien fumé depuis quarante huit heures, ni cigarette, ni pétard. Le dernier je l’avais grillé avec Jeera avant de lui laisser ma réserve. Chaque bouffée resterait à jamais imprégnée de son parfum, je n’irais plus voir les petits cousins comme avant, c’en était fini de cette époque. Autour de moi, les passagers lessivés somnolaient, une odeur de mauvais haschisch tournait dans le wagon, j’avais envie de sauter par la fenêtre tant cette France m’étouffait. Mais là où je me rendais, je pensais être à l’abri. D’après ce que mon cinglé d’agent m’avait expliqué, notre petit placement miracle était largué au fin fond de la cambrousse, et j’avais bien l’intention d’en tirer profit pour disparaître pour de bon.
La nuit d’automne est tombée en même temps qu’une espèce de crachin de neige fondue qui me transperçait les os, la différence de température me secouait malgré le paletot et le blouson. J’avais bien fait de prévoir les chaussures, j’ai dû marcher deux bons kilomètres avant d’atteindre le village. La pancarte criblée de plombs de chasse le confirmait : Monceaux-les-Braies, c’était ben là, comme l’avait affirmé le chauffeur pressé de l’autocar. C’était tout ce qui me restait. Une adresse. J’ai demandé si la gare était loin à un péquenot teigneux qui est descendu en jurant de son tracteur, il m’a rétorqué que le train ne passait plus depuis dix neuf cent soixante six et qu’il fallait désormais prendre le bus à côté du carrefour. Je le savais, j’en venais mais il voulait certainement me parler du supermarché à cent mètres duquel était flanqué l’abri de plastique glacial dévolu aux galériens du coin. Je n’ai pas insisté, le café-épicerie était encore ouvert. Un Tunisien qui ne fermait qu’au dernier car, celui que je venais de prendre. J’ai trouvé ça de bon augure et je suis entré lui acheter de quoi me requinquer la carcasse. Deux canettes au guarana et quelques barres de céréales. J’avais changé deux grosses coupures en euros à Bruxelles et l’homme en blouse grise les a inspectées avec une acuité d’entomologiste avant de me rendre la monnaie. Il avait bien entendu parler d’une vieille voie ferrée qui traversait la forêt mais pas d’une gare, en tout cas, pas d’une gare desservie. Ça me suffisait comme information, je l’aurais embrassé. Il m’a fait cadeau d’une grappe de raisin dès je lui ai dit que je venais habiter là, et il s’est présenté avec une telle chaleur orientale que j’ai failli oublier que j’étais planté au beau milieu de la France profonde. Une affiche du FN placardée sur un marronnier de la place de la mairie s’est chargée de me le rappeler en partant. Momo ne devait pas rigoler tous les jours. La haine des autres m’a rappelé le métis en moi, celui qui en souffrait avant, quand sa peau brune l’empêchait de se sentir Blanc et protégé. Mon passé suintait de partout, je ne pouvais pas m’en empêcher.
Les bourrasques de neige fondue avaient déjà détrempé ma casquette quand j’ai abordé les bois. Je n’y voyais goutte et mon fardeau m’empêchait de progresser, mais j’ai tenu bon et après avoir traversé une épaisse barrière de ronces et escaladé un talus de chiendent j’ai fini par atteindre quelque chose qui ressemblait fort à un remblai, les rails étaient là, rouillés mais encore bien visibles sous les feuilles mortes. Après ça, j’ai prié le bon dieu des voyous pour ne pas avoir pris la voie dans le mauvais sens. C’est ce que j’avais toujours fait jusqu’alors. Depuis ma rencontre fatale avec Paloma, partout où je passais, je semais la mort. Une chouette a hululé comme en réponse à mes sombres pensées et j’ai senti mes brodequins traîner sur le ballast. Mais j’avais tort de douter. Une centaine de mètres plus loin, les frondaisons s’écartaient, découvrant un ciel sans étoiles. Un coin de lune est apparu un bref instant entre les nuages torturés qui roulaient en houle d’équinoxe, éclairant d’un éclat pâle une masure à deux étages qui se découpait sur le fond obscur. La gare était en lisière de forêt, un volet battait, secoué par les bourrasques. En contrebas, un sentier pavé dévoré de chiendent serpentait au flanc du vallon, à première vue jusqu’à l’agglomération. Derrière le rideau de pluie, les grappes de lumières falotes du village semblaient toutes proches, c’était trompeur et compte tenu du dénivelé sévère, j’ai évalué la distance à trois bons kilomètres. Un ouvrage d’art prolongeait la voie en aval, mais grâce au ciel, l’une des arches principales n’était plus qu’éboulements, ça m’a rassuré quant à un éventuel trafic nocturne de convois de marchandises. La rouille des rails et l’état délabré du bâtiment le confirmaient tout autant, l’endroit était désaffecté depuis des lustres et je n’ai même pas eu à forcer les serrures, elles avaient toutes disparu. Des graffitis à l’ancienne tatouaient encore les murs boursouflés de la salle d’attente. Paix en Algérie, Libérez Henri Martin, OAS vaincra, comme si le temps s’était arrêté en 1960. J’ai posé mes bagages sur un banc de bois vermoulu. Le vent glacé s’engouffrait en bourrasques par toutes les fenêtres dont les vitres brisées jonchaient le sol carrelé. De minuscules éclats de verre flashaient comme des joyaux sous le faisceau faiblichon de ma lampe-torche. Après quelques tâtonnements ponctués de gnons sur les genoux, je suis enfin tombé sur une salle un peu moins exposée aux éléments, certainement l’ancien logis du chef de gare puisqu’il y avait là un vestige de chaise en fer et un sommier métallique aux bandages rongés. J’avais apporté quelques bougies et de quoi allumer un feu. L’affaire m’a occupé une bonne demi-heure dans les courants d’air mais j’ai fini par y parvenir en utilisant les retses d’un vieux bidon d’huile de vidange, et des montants de chêne se sont mis à flamber joyeusement en faisant danser les ombres. J’étais enfin chez moi.
Le lendemain, j’ai été réveillé par les petits oiseaux. Le soleil d’automne éclairait doucement ce qui m’avait tenu lieu de chambre, j’étais couché à même le carrelage, roulé dans mon duvet, et au ras de mon nez, une musaraigne sans gène me fixait de ses minuscules billes noires en grignotant le reste de barre de céréales que je m’étais gardé précieusement pour le petit déjeuner. Je l’ai observée un long moment sans colère. Si je devais survivre ici, autant m’habituer à leur compagnie. Je me suis levé d’un bond et l’animal à filé en couinant sans demander son reste.
Après avoir vidé d’un trait ma dernière canette de guarana-cola, j’ai repris sans hâte l’inspection des lieux. Les toilettes étaient intactes. Il y avait des robinets en état de marche et même une douche, le tout gangrené de moisissures et de crasse jaunie par le temps. Mais l’eau était, bien sûr, coupée. Bertrand, prévoyant, m’avait refilé les coordonnées du notaire à contacter, j’avais toutes les cartes en main, sauf que légalement, je n’existais plus nulle part, c’était bien le problème. Comment expliquer à tous ces cafards tatillons que j’étais moi et que j’habitais là ? Ce Willy Steiner n’avait pas de bail, et je doutais fort d’être en mesure de prouver mes droits sur la propriété.
J’ai passé le restant de la matinée à y réflechir, totalement inhibé par la complexité du problème. J’ai toujours eu une sainte horreur de la paperasserie, là, je voyais bien à quel point le maillage du système était serré. Pour louer mon propre bien sous le couvert de ma nouvelle identité, j’avais besoin d’un compte bancaire, mais pour ouvrir ce compte, je devrais impérativement fournir une adresse en France et pour la justifier, présenter des factures d’électricité. et de téléphone établies à mon nom. L’épreuve ressemblait tout à fait à la mauvaise farce de la carte de séjour. Un boulot obligatoire pour l’obtenir, et la carte obligatoire pour pouvoir obtenir le boulot. Je tournais en rond comme un immigré en transit, et j’aurais pu continuer longtemps si je n’avais pas cédé à ma mythomanie naturelle.

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