A flux tendu (3)

Roman-feuilleton psychédélico-politique en 8 épisodes - chapitre 3

Résumé de l’épisode précédant : Armand, guitariste de studio, bohème et fauché s’est cassé une dent en mordant l’oreiller. Ce détail va changer sa vie professionelle et amoureuse. Frisant la quarantaine, fils d’une mère arabe et d’un père breton, il a une belle couleur pain d’épice et plait encore aux femmes, mais naturellement beaucoup moins aux forces de l’ordre. Son prochain contrat va l’amener à jouer dans un groupe tapageur néo-gothique au Japon. Toujours avec sa canine cassée.

 

 

A FLUX TENDU/ Episode 3

   A l’origine étaient les limbes. Elle se sont lentement déchirées et j’ai pu constater que le goutte à goutte horripilant de la perfusion était à peu près mon seul champ de vision. Je ne pouvais plus du tout bouger la tête, mes mâchoires et mes tempes étaient maintenues par une sorte d’étau et mes quatre membres se sont révélés être solidement ligotés aux barrières métalliques qui entouraient mon corps inerte. Il m’a fallu un bon bout de temps pour raccorder les fragments disparates de ma conscience. J’avais mal partout, je sentais le contact irritant des bandages et des pansements collés sur ma poitrine. Le bip caractéristique du moniteur ne laissait aucun doute, je n’étais pas victime d’une secte d’amateurs de bondage. Mais le supplice était horrible, j’avais une folle envie de me gratter le dos, et comble de tout, ma bouche maintenue hermétiquement close par je ne sais quel tortueux stratagème chirurgical, quémandait malgré moi vers le flacon de glucose qui la narguait juste au dessus.
A ce stade là, on ne pense plus. J’ai du me mettre à gémir comme un vieux chien qu’on étouffe, je n’étais guère en mesure de faire mieux, cela a suffi cependant à créer le miracle. Une porte s’est ouverte et dans le grand silence blanc une petite voix sautillante a déclaré en un anglais chuintant :
" Vous avez de la chance, vos organisateurs ont une bonne assurance..."
Dans l’incapacité physique de répondre je ne pouvais que tortiller mes prunelles dans tous les sens pour tenter de coller un visage au curieux olibrius, apparemment asiatique vu l’accent. Il est apparu en biais, tout sourire, les yeux pétillants de malice. Le docteur était là, imposant, un vétéran si j’en jugeais par les innombrables petites ridules qui lui parcheminaient le visage. Il s’est présenté " Pr. Hiro Tagayashi..." la nurse était dans son dos, belle comme un croissant de lune. J’ai grogné en clignant des paupières pour répliquer courtoisement : "Très honoré..." et il m’a annoncé, triomphal, le chiffre astronomique que mon cas représentait en yens avant d’aborder un descriptif détaillé du ravalement complexe qu’il avait du effectuer sur ma charpente en bouillie.
Comme je l’avais déjà un peu soupçonné, j’étais tombé tête la première du praticable qui à cet instant crucial du concert se trouvait à trois mètres du sol. M. Tagayashi avait beaucoup ri en découvrant mes travaux de dentisterie amateur et il avait convié l’ensemble de ses confrères à venir assister à la greffe expérimentale de corail à laquelle il avait du procéder pour remplacer l’os nécrosé de ma mâchoire diluée dans le gel de cyanolite. En prime, il avait découvert mon état biochimique avec stupeur au moment de l’anesthésie quand le tracé de mon électro avait pris des formes psychédéliques fort néfastes pour mon coeur. Ma syncope sur scène n’avait été que la manifestation foudroyante d’une embolie pulmonaire due à l’usage immodéré de cette substance si prisée, hi hi hi, dans certains milieux comme le vôtre. Et il avait conclu son diagnostic sans appel en précisant qu’il avait dû m’amputer d’un lobe du poumon gauche, mais qu’avec un peu d’opiniatreté et de discipline, je parviendrais sans trop de difficultés à reprendre une activité normale, ajoutant à brûle-pourpoint qu’il avait beaucoup apprécié la chanson sur Kiev que petit-fils venait de lui faire écouter. J’ai bien failli en tourner de l’oeil sur le fauteuil. La charmante fée qui l’accompagnait a heureusement glissé une paille entre mes lèvres crevassées et j’ai retrouvé avec délices la sensation primitive du biberon chaud.
J’ai tété comme ça pendant trois semaines. Leurs cocktails antalgiques devaient être au point, je n’ai presque pas souffert, sauf des côtes quand je riais trop, mais c’était plutôt rare. Sitôt que j’ai pu m’asseoir, j’ai demandé à me voir dans le miroir. Dedans, une tringlerie d’acier vissée sur sa bobine bandée, une espèce d’Homme Invisible famélique m’a dévisagé bouche bée. Stupéfait par mon reflet, j’ai craqué cinq minutes en passant un doigt hésitant sur la longue cicatrice violacée qui me parcourait le poitrail, j’avais maigri et la peau de mes jambes était d’un jaune cireux. J’ai préféré me concentrer sur la geisha qui me faisait les ongles de pieds. Mon poignet plâtré n’était à l’évidence qu’une entorse sans gravité, bientôt, je pourrais à nouveau jouer avait promis Hiro mon sauveur rigolo. Il n’arrêtait pas de se marrer le vieux. Il avait connu le Grande Explosion de près. Nos petits bobos l’amusaient beaucoup.
Au matin du vingtième et unième jour, j’ai constaté que quelqu’un avait placé une rose à mon chevet. L’infirmière chef est arrivée avec une horde de carabins réjouis, précédés du bonhomme à la barbichette, le père Tagayashi en personne. Un silence studieux s’est installé. Il leur a fait un long discours en japonais médical où j’ai pu constater que j’étais devenu un véritable animal de foire. Après les inévitabeles coubettes, congratulations et applaudissements mutuels, ils ont commencé à retirer avec d’infinies précautions les attelles d’acier et les bandages tarabiscotés qui recouvraient mon visage. Je m’attendais au pire. De la nécrose et du corail dans le trou béant d’une joue violacée. Et mon nez, comment avait-il encaissé ? A la dernière couche, j’ai fermé très fort les yeux, quand je les ai rouverts, j’ai vu un chauve maigrichon affublé d’un sourire parfait mais affligé d’une patate de boxeur. C’était moi. Mes cartilages avaient trinqué et il semblait bien que le mandarin dans l’urgence avait eu d’autres chats à fouetter.
" Vous n’aurez pas de marque visible, je suis passé par la gencive. Nous en avons profité pour vos poser quelques implants, C’était vital, vous n’aviez plus une dent de devant en place. Pour votre nez, voyez avec mes confrères plasticiens..." a tranché le barbichu en hochant benoîtement du menton. J’ai perçu le message chiffré dans son oeil matois. En tant que chirurgien, il connaissait mieux que moi la voracité comptable des assurances. Il avait accompli son travail en expert, il était ravi du succès. Moi, un peu moins. Qu’était-il donc arrivé à mes cheveux ? Et pourquoi étais-je tout à coup devenu si pâle ? Presque translucide. La question me tourmentait. Mon buste avait à peu près conservé son pigment, mais le vitiligo semblait m’avoir javellisé tout le visage. Je venais d’hériter d’une cafetière de chauve blanc sur un corps de métèque, comment aurais-je pu m’en réjouir ?
" C’est le choc.." m’a rassuré Hiro. Je l’aurais tué. Bien sûr que je le savais. Mais ma tignasse frisée, j’y tenais. Elle ne repousserait peut-être jamais, commentait-il, impassible. Et la dépigmentation allait certainement s’accélérer dans les semaines à venir. "Pourquoi, ça vous gène beaucoup de ressembler à un Long-nez ? " s’est-il soudain inquiété en souriant de plus belle. Sur le moment je n’ai rien compris. Je ne connaissais pas l’expression japonaise. J’ai souri à mon tour et j’ai vu qu’il était dans son genre un artiste. J’avais le cheese d’Hollywood, le sourire à vingt plaques que je n’aurais jamais pu m’offrir à mes frais. Quant à la rééducation, c’était compris dans le forfait. Je me suis incliné et il m’a aussitôt proposé d’aller étrenner ma bouche ankylosée au salon de thé des internes. Je n’avais pas droit aux aliments solides pour le moment, mais cela ne me gênait guère, j’arrivais tout juste à supporter la bouillie nutritive. C’est à genoux en me versant le breuvage de ses ancêtres qu’il m’a confié son intérêt pour la musique. "Toutes les musiques, même les extrêmes" a-t-il cru bon de nuancer en humant les parfums de sa tasse si simple qu’elle en devenait sublime. Lui-même était violoncelliste depuis l’enfance mais il avait préféré consacrer ses mains virtuoses à réparer. Sa jeune mère avait fini en ombre nippone sur le mur de leur maison. Il m’a rapporté le détail sans un mot de trop, en concluant par un "God Save America" assez ambigu pour que je me pose la question de savoir s’il était sérieux ou s’il se fichait de ma fiole. Un calme absolu régnait dans la pièce qui avait la douceur paisible d’une demeure de papier, on en oubliait aussitôt qu’on était au coeur d’un hôpital de trente étages.
La salle de rééducation était du même acabit. Rien à voir avec les hangars à viande californiens que j’avais pu fréquenter. L’endroit tenait plus du dojo que du plateau chirurgical. Fervent adepte du grand Musashi, le kiné en chef avait la prestance d’un antique samouraï, haut comme trois pommes mais d’une énergie littéralement renversante. Un certain M. Hashimoto tout juste sorti de l’école à quarante ans. Ses théories hardies sur le souffle m’ont aussitôt séduit et j’ai commencé à oublier le manque. Protégé par le coma, je n’avais pas souffert du brutal sevrage qui avait suivi l’accident, à l’intérieur, cependant, une étrange furie noire subsistait, tapie, prête à m’absorber.
Le milieu de la nuit était le pire moment. Seul dans la chambre, je laissais le téléviseur allumé en permanence sans le son. Je zappais le flux vitreux, de séries nulles, en pubs, de charpies sanglantes en variétés clinquantes, et je finissais en général par me dissoudre dans un sommeil agité où l’imminence de la fin du monde me paraissait toujours plus évidente. J’avais aussi quelques raisons objectives. Le cinquième typhon du mois ravageait l’île, il pleuvait des cordes à l’horizontale et le vent dément faisait tanguer les tours. L’hôpital entier parfois se mettait à osciller comme un peuplier, les sirènes hululaient de partout, les ambulances n’arrêtaient pas de faire la navette, et sur les images en direct, des rafales de vagues géantes étaient en train d’engloutir les habitations côtières. On dénombrait chaque jour des centaines de victimes, le chiffre augmentait sans cesse en haut de l’écran, en alternance avec celui de l’épidémie de grippe aviaire. Un de ces soirs d’épouvante, M. Hashimoto m’a prêté son ukulélé. Je me suis étendu et j’ai recommencé à jouer. L’instrument était si léger que je le sentais à peine sur ma poitrine. J’ai improvisé une ode à la tempête, les yeux fermés, jusqu’à l’aube, et au fur et à mesure que mes doigts se déliaient j’ai vu s’éloigner les démons. Après la pluie le beau temps, mais il m’a fallu un sacré bail de plus pour accepter le crâne d’oeuf auquel j’étais apparemment condamné.
Mon corps se transformait à vue d’oeil, le barbichu avait prévu juste. Je ne sais si ses mélanges dopants à base de ginseng, gelée royale, spiruline et thé vert y étaient pour quelque chose, toujours est-il qu’à mesure que la vigueur me revenait, mes derniers pigments s’évanouissaient. Je dévorais sauvagement mon riz et mes sushis, j’avais retrouvé un souffle bien meilleur qu’à l’époque damnée où je me grillais bêtement les bronches à coups de pétards, mais les taches neigeuses convergeaient désormais en linceul sur ma peau, comme si une mue secrète avait lieu, mon cou et ma poitrine d’abord, les bras et les jambes ensuite, au point qu’au bout d’un mois, j’ai fini par prendre le bel aspect nacré d’une tranche de mozarelle mouchetée de café au lait.
Mes mains surtout me rendaient fou. D’une pâleur diaphane, elles me faisaient sursauter à chaque fois qu’elles passaient dans mon champ de vision. Une myriade tentaculaire de veinules bleues les parcouraient, j’avais l’impression d’avoir été greffé des mains d’un mort. Je broyais du noir à cause du blanc, ma mélanine se faisait la malle, heureusement, les arts martiaux ont commencé à m’intéresser le jour où j’ai observé un opéré cardiaque récent aux prises avec Hashimoto qui l’initiait à l’aïkido. Il me restait un mois de convalescence à tirer, j’en ai profité pour m’imprégner de leur temps si spécial.
Gymnastique Taï-chi quotidienne, travail du Kiaï à pleins poumons, chutes et roulades, je ne m’en lassais pas. Après deux semaines à ce régime, j’ai commencé à entrevoir le rapport au vide d’une toute autre manière. Je n’en avais plus peur et je m’excusais auprès des bonsaïs du mal qu’on leur faisait. Le jardin zen de la clinique de rééducation en comportait assez pour que je puisse m’oublier des heures durant dans leur contemplation hébétée entre deux aphorismes de Lao Tseu. Autrement, j’étais sans cesse en mouvement, à flux tendu. Quand je ne courais pas, je rebondissais sur le tatami, le kiné me traitait à la dure mais j’aimais ça. La nuit, je retrouvais enfin des rêves normaux, pleins de couleurs tendres qui me laissait euphorique au réveil, et je crois que me serais certainement perdu en route si un coup de fil intempestif ne m’avait pas fait sauter du lit à trois heures du matin. C’était Paloma qui m’appelait de Shanghai où elle préparait le troisième concert de la tournée. J’avais raté Melbourne, elle ne m’en voulait pas, au contraire. " On a intégré le plan de ta chute dans le clip, tu n’as qu’à regarder sur MTV, ça déménage sérieux !" a-t-elle ajouté, énigmatique. Ils m’attendaient tous de pied ferme, d’autant plus que le soliste de remplacement n’était même pas capable de jouer un blues de J.J. Cale sans caler. " Tes affaires et ton matériel sont à la consigne de l’hôtel, je t’y ai laissé ton passeport et un billet d’avion direct, les répétitions commencent demain, on compte sur toi." Elle m’appelait de son portable et j’entendais un mot sur quatre, mais j’ai bien compris que la fête était finie. Le coeur lourd, j’ai réglé la télé sur le bon canal et j’ai attendu jusqu’au petit matin pour me voir apparaître au concert de Tokyo en train de basculer comme un pantn ivre dans la poursuite. La cascade avait du style et la chanson sur Tchernobyl sonnait comme du Springsteen première époque. On voyait s’allumer la marée des briquets et Paloma surplombait la foule en grande prêtresse gouallant ses couplets japonais, j’en aurais pleuré de rire si cela n’avait pas été si tristement surfait. Et je devais continuer la tournée, j’avais signé, j’imaginais bien qu’ils n’allaient pas me laisser m’en tirer à si bon compte.
J’ai chaussé une paire de carreaux fumés, mes rétines d’albinos de fraîche date ne supportaient plus la lumière du jour. Ma boule à zéro brillait dans le miroir, je ressemblais vraiment à un facho suédois, d’autant plus que si je retirais mes lunettes noires, on pouvait voir deux rangées de cils tous blancs qui encadraient mes prunelles bleues berbères. Le chauffeur de taxi coréen m’a fixé bizarrement quand je lui ai donné l’adresse de l’hôtel Nikko, j’ai dû lui lâcher un gros billet d’avance avant qu’il accepte de prendre la course en baragouinant un vague avertissement dans un pidgin anglais où le mot jam m’a surtout évoqué le jazz. Un kilomètre plus tard j’ai compris pourquoi. La tempête avait fait des dégâts. Il a fallu zigzaguer serré entre les débris de toitures et les bagnoles renversées. Les gens marchaient au milieu de tout ce capharnaüm pour se rendre au boulot. Le métro était en panne, toujours en partie inondé, d’après ce que j’avais pu comprendre sur CNN. Deux heures plus tard, j’y étais encore. Tout me semblait ridicule et minuscule. Les autoroutes à deux voies encadrées de rails, sans bande d’arrêt d’urgence, un camion en travers et des fourmis autour, un hélico qui tournait comme un moustique ivre au dessus de ce qui semblait bien avoir été un gymnase, des petits camions de pompiers bloqués dans la file visqueuse dont les feux s’allongeaient jusqu’à l’horizon embué de crachin. Impossible de s’arrêter, pas même pour aller pisser. J’ai maudit en français ces putains d’espaces inhabitables et le Coréen a répliqué : "C’est pas pire que chez toi ..." avec un vrai accent parigot du XIIIème. Il avait survécu en France cinq ans sans papiers avant de se faire choper stupidement pour absence de titre de transport dans un traquenard SNCF, deux jours plus tard, les flics l’avaient catapulté manu militari à Séoul. Depuis, il était parvenu à émigrer légalement au Japon. Sa fille naturelle était restée à Paris avec sa mère alsacienne, droit du sol oblige. En me déposant, il m’a déclaré, en arborant l’insigne des Falun Gong agrafé à son revers : " Je ne leur en veux pas, c’est votre président, il aime trop les Rouges..." Ça fait toujours du bien de parler, mais j’ai mine de ne pas comprendre. Je n’ignorais pas que la police française traquait les opposants à la dictature communiste, mais je ne tenais pas du tout à m’en mêler, j’avais déjà assez de casseroles à remorquer. Il a gardé la monnaie et m’a lancé un appel de phares en repartant vers l’enfer du trafic. Tokyo fumait, une nappe jaunâtre étouffait le quartier. L’enseigne de l’hôtel Nikko était éteinte et l’écran géant de l’immeuble Sony avait vrillé comme une carpette. Il pendouillait désormais au sommet du bâtiment, tel un immense étendard en berne. Le réceptionniste ne m’a pas reconnu, j’ai sorti une ordonnance de la poche de mon jogging et poliment rangé mes lunettes de soleil. Le bonhomme était pète-sec, pas commode pour deux ronds. J’ai eu beau me coincer les mâchoires à force de lui répéter en anglais que j’étais bien moi-même, et que si j’avais changé à ce point d’apparence c’était à cause d’une maladie, il s’est contenté de fixer d’un oeil torve mon crâne d’oeuf luisant, passant alternativement de la photo du passeport qu’il tenait en main, à mon visage glabre souriant de toutes ses nouvelles dents. Evidemment, j’étais peu crédible. Au point qu’il a fini par se saisir du téléphone d’une manière qui ne m’a rien inspiré d’agréable. L’électricité de l’hôtel était coupée depuis la veille pour cause de rupture de ligne, mais leur groupe leur assurait un minimum d’autonomie. La preuve : cinq minutes plus tard, une voiture banalisée s’est arrêtée. Deux messieurs en costume de ville en sont sortis, sans précipitation, mais de façon à bloquer efficacement le hall. J’ai compris aussitôt à qui j’avais affaire. Le plus jeune, c’était le méchant, avec l’autre, j’allais pouvoir dialoguer. Ils ont présenté leur plaque et la petite peau de vache en livrée jaune safran m’a désigné du doigt en restant bien planqué derrière son comptoir. Les flics nippons sont plus calmes que les nôtres, ils ne m’ont pas plaqué immédiatement au sol. Je leur ai répété mot pour mot ce que je venais de raconter au réceptionniste en priant le bon dieu pour qu’ils comprennent à minima mon franglais. Dieu merci, c’était le cas, mais eux non plus n’ont guère été convaincus par la comparaison de mon ancienne physionomie avec la nouvelle. Ils m’ont demandé de tout récapituler, depuis le début, et à un moment, j’ai bien failli leur exhiber ma cicatrice sous le nez, ce qui était, à l’évidence, la dernière chose à faire dans cette contrée pudibonde. Le jeunot piaffait, je sentais qu’il crevait d’envie de m’embarquer, l’asperge bilieuse qui semblait être le chef m’a toutefois sauvé la mise en acceptant de téléphoner à la clinique. Tout le monde autour de moi s’est mis à jacasser japonais. Les visages se sont détendus et ils m’ont enfin autorisé à récupérer mon enveloppe et mon passeport. Paloma avait bien fait les choses, les visas étaient en règle et le billet première classe. Elle avait même prévu une liasse de deux cents dollars US pour les frais. Sceptique autant que scrupuleux, le grand échalas a cependant tenu à inspecter mes bagages avant de me donner le feu vert.
Quand ils ont ouvert le placard de la consigne, j’ai cru que la moquette rouge m’arrivait en pleine face. Le manche de ma Starto faisait un angle aigu avec le corps. Ma première guitare, brisée net. J’avais oublié ce détail. Mais plus grave encore, je venais de reconnaître la fichue valise noire qui était à côté. C’était indubitablement celle sur laquelle Yann m’avait fait sa petite exhibition de passeur. Les flics ont un vrai sixième sens pour détecter la peur. La mienne a déclenché illico une fouillé détaillée de tout le fourbi. Quand ils ont commencé à palper le contenu de la valise, j’ai eu l’idée dingue d’appeler Dolly pour lui dire combien je regrettais, mais mon téléphone portable était par terre, à côté de mes slips et de mes chaussettes éparpillées, et le Jacky Chan de service me serrait de près, je n’avais pas intérêt à bouger une patte. Le gradé, très courtois, a sorti un couteau suisse de sa poche et a entrepris de découdre délicatement un coin de la doublure du couvercle. J’ai compté les fils un à un jusqu’à ce qu’il soulève le tissu. J’étais au bord de l’explosion, mais je me suis obligé à respirer calmement en me souvenant des conseils de maître Hashimoto. J’ai eu raison de ne pas m’affoler trop vite, parce qu’il n’y avait pas de marchandise à l’intérieur, rien d’autre qu’un vide foncièrement innocent. Et moi, ça m’a rempli d’une joie rare qu’ils n’ont pu déceler sur mon visage plus impassible que le leur. Après quelques salamalecs de routine, ils ont filé, convaincus de ma bonne foi, en me conseillant de changer au plus vite la photo de mon passeport sous peine de tracasseries sérieuses à l’aéroport.
J’avais eu chaud. Ça m’a pris la moitié de la journée pour dénicher le consulat, et le reste pour régler l’affaire. J’avais croqué l’essentiel de mes dollars en taxis divers sans prendre seulement le temps d’avaler une soupe aux nouilles quand je me suis retrouvé avec mon chariot bondé au milieu de la foule en partance. Mes bagages et mon matériel m’avaient pourri le dos toute la journée, j’étais content de pouvoir souffler un peu, le vol pour Shanghai était annoncé avec une heure de retard, j’avais envie d’une bonne bière et d’un sandwich, comme avant. Je me suis assis à la terrasse d’une cafétéria et j’ai savouré. A peine quelques gorgées, parce que cette histoire de valise truquée m’obsédait. Yann ne laissait jamais rien au hasard. Pour quelles raisons retorses me l’avait-il confiée ? Il avait embarqué mon vieux sac, côté maroquinerie, je n’avais pas perdu au change, mais s’il n’avait rien chargé dans la doublure, ça n’avait aucun sens. J’ai laissé mijoter longtemps avant de réaliser que j’avais intérêt à profiter du moment pour vérifier ma messagerie et passer quelques coups de fil. Mon abonnement international couvrait le Japon mais pas la Chine. J’avais onze messages de Bertrand qui m’informait de la cote montante du cuivre, et de son intention d’acheter une mine en Afrique. Dans le dernier, il se plaignait de n’avoir toujours pas pu signer les droits de Kiev avec le producteur de Paloma. Je n’avais rien de Dolly. J’ai tenté son numéro, sa blondeur sonnait occupé et ça m’a ravivé le manque que je croyais évaporé dans les sushis. Ma bière tiède m’a soudain parue amère. Avec ma dégaine de mutant en jogging gris, je me voyais mal la relancer, la belle Dolly. J’avais l’impression d’être à la croisée des chemins. A ce moment du labyrinthe où tout se joue sur un hasard, où une décision. A l’intérieur, c’était tempête sous un crâne, je n’étais pas Jean Valjean mais je savais trop bien qu’à Shanghaï, j’allais replonger, je voyais déjà scintiller les cristaux. Je ne voulais plus être esclave, ni de poudre, ni d’autre chose, je cherchais la note bleue, et je savais d’expérience que seule la solitude me sauverait. D’un autre côté, la mémoire à vif de mes petites cellules gloutonnes s’insurgeait. Elles se souvenaient avec délice de l’ivresse de la chimie et des plaisirs voluptueux de la scène. Sans compter que je n’ignorais pas les retombées catastrophiques d’un abandon de tournée sans préavis. Il me restait un petit délai avant d’embarquer, je me suis levé, j’ai poussé lentement le chariot jusqu’au comptoir de la compagnie et j’ai demandé sans réfléchir une seconde de trop, si je pouvais éventuellement changer, bien entendu, à mes frais, la destination de mon billet. Pour mon plus grand bonheur, l’hôtesse affable n’avait rien contre les chauves à lunettes. Dix minutes plus tard, constatant que mon visa pour la Thaïlande était encore valide, elle m’a proposé un charter pour Bangkok en échange de ma première sur Shanghai, trop heureuse de pouvoir empocher la différence. J’avais un peu fréquenté Pattaya à mes heures érotomanes et je ne me sentais plus du tout l’appétit d’affronter l’univers de la petite entreprise. Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? On approchait de la Toussaint, l’idée de rentrer à Paris me filait le bourdon, et vu les déboires qui m’y attendaient, je n’étais pas excessivement pressé de retrouver l’ambiance tricolore frileuse. J’ai embarqué comme un touriste au milieu d’une bande de joyeux cadres européens en goguette, et j’ai constaté avec un certain malaise que ma nouvelle situation n’avait pas que des désavantages. J’étais devenu blanc de blanc parmi les blancs, ils m’acceptaient désormais sans retenue, je ne sentais plus, envers moi, cette légère condescendance qu’ils ne masquent jamais assez lorsqu’ils s’adressent aux "natives". C’était le terme consacré des anglophones du séminaire pour désigner les différentes ethnies du continent. Quant aux cousins bronzés, je voyais bien qu’ils nous traitaient comme la tribu à part, celle qui a les canons et la monnaie.
Je me suis retrouvé coincé entre une charmante représentante en parfum de luxe et un quadra suintant ingénieur en logistique. J’ai limité les contacts autant que possible, surtout au moment où la minette en chaleur a voulu savoir si j’étais boxeur. Mon jogging et mon pif cassé avaient du lui inspirer des étreintes torrides, je n’aurais pas aimé la décevoir en lui avouant que je n’étais qu’un musicien fauché en pleine débandade. J’ignorais ce que je faisais dans cet avion puant le riz cantonnais. Je savais seulement qu’en faisant cette folie, j’allais me griller pour longtemps auprès d’un bon nombre de productions européennes, Paloma n’allait pas digérer d’avoir été larguée de la sorte. Lors de notre ultime tête à tête, elle m’avait lancé son couteau de table au visage sous prétexte que je lui avais répété que je ne voulais pas d’enfant, en tout cas jamais d’elle. Avec ce dernier faux-pas je signais mon arrêt de mort dans le métier, c’était couru d’avance. Pourtant quelque chose me disait que j’avais raison de foncer.
En suivant à la lettre les sages préceptes de M. Hashimoto, j’ai réussi à me calmer suffisamment pour passer la douane thaï sans même penser à la valise que je transportais. Mon passeport était réglo et les labradors n’ont pas reniflé mes jambes. Je me suis trouvé une petite piaule tranquille pas trop loin du centre, du côté de Siam Square et à peine posés les bagages, j’ai branché l’ampli. et je me suis joué Boum Boum de Johnny Lee Hoocker pour moi tout seul sur ma vieille Gretsh d’occase qui sonnait plus juste qu’un synthé. Je ne voulais plus avoir à faire avec le monde réel, la planète pouvait bien sauter, je m’en foutais, je voulais juste voulais finir en beauté.
Un SMS de Bertrand m’a alerté deux jours plus tard alors que je m’apprêtais à traîner mon blues à deux balles dans les bas quartiers. Je cuisais dans mon jus sous le ventilateur impuissant à évacuer la moiteur, j’avais résisté en ne sortant pas et en me faisant livrer ma nourriture, j’en étais à la huitième bière, sur le point de sombrer. Le message succint disait que la production était à ma recherche pour rupture de contrat. J’ai craqué. J’ai rappelé Bertrand en marchant dans les ruelles parsemées de cuisses et de fesses en attente. Content de m’entendre, il a demandé comment j’allais et où j’étais, j’ai répondu crânement : "Vas-y, je t’écoute" et j’ai attendu sans rien ajouter. Il a compris d’instinct que c’était grave. Comment aurais-je pu lui expliquer l’implosion qui m’avait amené à tout envoyer aux pelotes ? Il m’a supplié de lui envoyer une photo numérique pour voir au moins si j’allais bien, mais j’ai tenu bon, je ne tenais pas à devenir la risée du milieu. On a parlé deux minutes du clip et des ventes de "Kiev en avril" sur lesquelles je ne toucherais pas un kopeck vu la tournure que prenait l’affaire, et il a raccroché sèchement, écoeuré par mon mutisme désinvolte. Qu’y pouvais-je ? Les histoires de fric et de business ne m’intéressaient plus. Vu les tarifs du patelin, en vivotant comme je le faisais, j’avais de quoi tenir un an ou plus sur mes petites éconocroques. Je voulais me retrouver en me perdant Les mains avides des filles se tendaient vers moi, j’ai regardé leurs beaux visages de poupées brisées et le manque est reparti gémir dans sa fange. C’était de sonorité pure dont j’avais besoin. Un petit marchand thaï m’a vendu de quoi fumer une semaine au prix d’un ticket de métro parisien et je suis retourné m’enfermer sous le ventilo kaki de la piaule du quartier ouvrier où j’avais établi ma cambuse. Là, au moins, je pouvais penser.
J’étais au beau milieu d’un chorus quand l’ampli m’a lâché. Sur le moment j’ai cru à un faux contact dû à l’humidité. Une suée de panique m’a inondé, mes mains glissaient sur le manche du tournevis. J’ai tout rebranché après un passage au séchoir, rien ne s’est passé. C’est au moment où j’ai dégagé le molleton tassé derrière le haut-parleur que j’ai compris d’où venait le problème. Trois bons gros sachets sous vide garnissaient l’intérieur, remplis apparemment d’un sucre en poudre cher au kilo. Yann m’avait laissé la valise en leurre. J’étais censé lui transporter à l’oeil la marchandise jusqu’à Shanghai, en prenant tous les risques sans le savoir. Ironie du sort, j’étais entré en Thaïlande avec de la drogue, une veine que ce n’ait pas été l’inverse. Je n’ai pas été long à réagir, j’ai replacé presto le molleton et commencé les comptes. Au prix de détail, il y en avait bien pour un demi million de dollars, de quoi m’attirer de très très gros ennuis avec ceux à qui c’était destiné. En l’occurrence Paloma et ses amis russes. Je comprenais désormais pourquoi elle avait tant tenu à m’accrocher avec son poison. Pour mieux me convaincre de le passer pour elle. Son patron aussi se servait d’elle pour s’ouvrir le marché asiatique, je n’étais qu’on pion fragile qui venait de leur fausser compagnie, et je n’avais qu’une alternative : balancer le tout à la poubelle ou tenter le geste qui tue, fourguer la poudre ici à un grossiste. Comme toujours, j’ai choisi la solution qui tue. Contrairement à ce que je craignais, je n’ai eu aucun mal à remonter les filières de la nuit. J’ai commencé par le quartier des touristes où je me suis offert un magnifique kriss malais empoisonné et une canne épée indonésienne pour moins de cent cinquante dollars. J’ai glissé le poignard dans ma poche et je me suis baladé une heure durant à proximité des grands hôtels. Une charmante Thaï qui n’avait rien de fragile m’a hélé discrètement alors que je repassais pour la troisième fois devant le Sheraton. Jolie, la trentaine, vêtue avec goût à l’occidentale, elle s’est avancée dans l’allée avec la suavité inquiétante d’une vipère. Une maquerelle de luxe à n’en pas douter puisqu’elle avait un catalogue détaillé de son harem dans sa serviette Hermès. On s’est installé sur un banc à l’ombre des bougainvillées, j’ai fait celui qui s’intéressait à la bagatelle et au moment décisif, je lui ai fait part de mon petit problème commercial. En y mettant les formes, bien entendu. Je n’ai pas évoqué la nature du produit ni quel type de transaction je souhaitais opérer, j’ai juste fait un petit signe du pouce vers mes narines. Elle a demandé combien en anglais, j’ai répondu beaucoup. " Cent dollars minimum.." elle a déclaré. J’ai souri et j’ai fait monter les enchères. A deux cent mille j’ai dit OK, comme dans un mauvais roman policier, Elle m’a tendu sa carte d’exécutive woman et on s’est quittés sans un mot. Le soir même, je la rappelais. Elle avait un contact sûr, disait-elle, et elle prendrait ses cinq pour cent. Je ne me sentais pas le moins du monde coupable, quand on nage au milieu des marais, on survit comme un crocodile, j’étais réellement prêt à intoxiquer les charters d’esclavagistes en short qui venaient ici assouvir à bas prix leurs fantasmes. J’avais trop souvent dérivé dans les bidonvilles de la périphérie, la misère crasse des gosses m’avait fait perdre tout sens moral.
Elle m’attendait dans une berline allemande à peine sortie du garage, Jeera Quelquechoseenoc, je n’arrivais pas à mémoriser son nom mais j’aimais bien ses lèvres charnues qui avaient gardé la grâce de l’enfance. J’ai englouti mes derniers fonds dans un restaurant chic, et au dessert, on est passés aux choses sérieuses. Je n’avais pas de désir pour elle, mais elle a tenu à m’inviter dans son appartement des beaux quartiers, à deux pas de Khao San Road, avec une vue magnifique sur le fleuve. Je savais que j’allais lui céder sitôt qu’elle le déciderait, et c’est ce qui s’est passé. Rien à voir avec les relations tarifées des petites victimes de Pattaya venues gagner de quoi nourrir leur famille. Ici, rien de sordide. J’avais l’impression d’avoir été réincarné en bas-relief d’Angkor. C’était le prix à payer, il était doux au goût et je n’ai pas lésiné, sans songer une seconde au risque mortel des virus embusqués. Elle aimait bien ma cicatrice sur ma peau blanche devenue fine comme celle d’une fille, et quand elle m’a fait ses yeux de biche en murmurant merci, j’ai eu l’impression qu’elle ne trichait pas. La danse des origines est au delà du péché, en bonne asiatique, elle ne l’avait pas oublié. Quoi qu’il en soit, ce genre d’échange donne l’illusion fugace de partager, et c’est là que les vraies tueuses se réveillent. Elle n’a pas tardé à profiter de l’avantage pour revenir à ses histoires glauques de pourcentages. Quand elle a passé ses doigts fuselés de princesse sur sa gorge fragile en minaudant qu’elle risquait gros, je me suis entortillé dans les draps pour ne pas craquer. Mais la rusée a vite fini par me convaincre de lâcher cinq de plus et là bien sûr, elle s’est aussitôt mise à chercher son soutien-gorge dans notre tas de vêtements entremêlés.
Un taxi jaune m’attendait, je ne savais pas où il allait m’emmener. Je serrais ma canne de pacotille entre mes mains moites, prêt à cogner. Jeera avait tout organisé sans daigner me traduire un traître mot de ce qu’elle avait déblatéré au téléphone. En tout cas, elle ne semblait pas s’être préoccupée une seconde de savoir si j’appartenais à une quelconque brigade des stups. Ma séance de déshabillage avait du la convaincre. "Tu n’auras qu’à te laisser guider", m’avait-elle seulement chuchoté dans son anglais craquant avant de me claquer la porte au nez. C’est ce que j’ai fait, pour mon plus grand malheur. Le conducteur ne s’est pas retourné quand je suis monté, il a filé droit vers la campagne. J’ai baissé la vitre. La nuit était emplie de senteurs fauves, des singes hurlaient dans la forêt toute proche. Deux gros phares aveuglants ont lancé une série d’appels en face de nous, le chauffeur s’est arrêté net et il a laissé le moulin tourner. Je suis descendu calmement sans faire de geste brusque. On m’attendait. Une silhouette trapue, petite mais plus large que moi. J’ai fait celui qui boîtouille en m’appuyant sur ma lame camouflée. " C’est bien, vous êtes à l’heure..." a constaté une voix en anglais. Je ne pouvais pas discerner les traits de celui qui me parlait, ses saletés d’antibrouillards m’explosaient la rétine. Heureusement, le supplice na pas duré trop longtemps et sitôt l’extinction des feux, j’ai annoncé franco la couleur. Quand l’homme de l’ombre a compris que je ne venais pas pour acheter mais pour vendre, j’ai eu l’impression pénible d’entendre soudain le crin-crin du taxi beaucoup plus présent qu’il ne l’était. Le genre de silence minéral qui évoque irrésistiblement une concession au Père Lachaise. J’avais certes rêvé un temps d’y être enterré en star mais depuis peu, j’avais révisé mon jugement. Je tenais à vivre.
"Combien ?"
" Trois kilos."
"Tu es français ? a ronronné le rufian". Il m’avait repéré d’un mot de trop. En kilos. Je n’avais pas utilisé les mesures anglo-saxonnes. Il tenait à me faire savoir qu’il connaissait la vie. Quand j’ai annoncé mon prix cassé, j’ai senti qu’il mordait à l’hameçon. Le silence suivant m’a paru moins long et surtout un peu plus convivial.
" Appelle Jeera demain matin, elle te dira où déposer l’échantillon.
"Quel échantillon ? j’ai fait, avec l’expression du béotien parfait.
"On teste, tu livres, on paie, c’est tout. "
Sur ce, il s’est évanoui dans les ténèbres et je suis remonté rapido me mettre au frais dans le taxi. Mes genoux flageolaient et j’avais l’estomac noué, mais dans l’ensemble, j’étais plutôt content de moi. J’allais récupérer un magot inespéré, de quoi monter un vrai studio digital pour m’auto-produire sans avoir à mendier. Je commençait déjà à me bâtir des châteaux en Espagne alors que je n’avais pas touché la queue d’un rotin.
Le lendemain matin, j’ai rappelé Jeera comme prévu. Sa gentillesse extrême aurait dû m’inquiéter, pourtant je ne me suis pas méfié. J’ai noté ses instructions et je me suis mis à gamberger sur elle, assez stupide pour imaginer une love story avec Satan. A midi pétant, j’ai prélevé l’échantillon dans un tube d’aspirine avant d’emballer les trois sachets de mort en barre dans mon sac à dos de routard, et je suis parti à petites foulées vers le rendez-vous du jackpot, comme pour faire un jogging. J’avais tout de même emporté ma canne ridicule, ça me servait de balancier et ça allait bien avec le sac. J’avais le style champêtre d’un pèlerin de Saint Jacques de Compostelle, aussi chauve qu’un moine zen, aussi neutre qu’un bureaucrate en vadrouille. Mais qui connaît les desseins du ciel lorsqu’il est hostile à quelqu’un ? Une Land Rover de la police locale m’a accompagné quelques mètres quand j’ai abordé les contre-allées des quartiers chics. Le taxi jaune de la veille m’attendait avec un homme à l’arrière, garé à deux pas de l’ambassade des États-Unis. Il y avait des caméras partout. Le passager d’apparence sévère m’a salué dans un français chantant presque sans accent. Un Chinois, il n’avait pas les traits si particuliers des Thaïs. Jeune, bien vêtu. un véritable businessman. Il a extrait un boîtier de son attaché-case et l’a connecté à l’ordinateur portable installé sur ses genoux. Le palpitant en vrac, je lui ai tendu l’échantillon. Son regard sombre m’a transpercé à travers mes verres opaques et j’ai souri aux anges pouur masquer mon trouble…
"Ce n’est pas cher, mais c’est de la bonne."
"On va voir ça tout de suite. " a-t-il sobrement rétorqué en versant une pincée de poudre dans un minuscule réceptacle de plexi prévu à cet effet. Le taxi roulait à une allure tranquille au milieu des ruelles encombrées de Pahurat. Personne n’aurait pu imaginer ce qui s’y passait. Quand la boîte grise s’est mise à clignoter, j’ai compris que les Triades s’étaient sérieusement mises à l’informatique. Le flot compact des voitures s’est soudain immobilisé et l’expert, irrité, a crispé les mâchoires en regardant droit devant lui comme on avait dû lui apprendre à le faire à l’armée. Beau garçon gâché par un soupçon de veulerie au coin des lèvres et un menton à la limite du rétrognathe. Je piaffais, le disque dur tournait à plein régime, une courbe tortueuse est apparue sur l’écran, la puce avait parlé en moins d’une minute. Le feu est passé au vert. L’ordinateur a émis un bip joyeux et j’ai respiré plus librement. J’étais à peu près certain du diagnostic mais l’attente me rendait fébrile, j’en étais à envisager de sauter du taxi en marche.
" Positif, on prend . Combien vous avez ? " a jappé le psychopathe formaté pour la transaction. J’ai présenté mes trois sachets sous vide qu’il a testés à leur tour avant de les déposer l’un après l’autre sur une petite balance portative doté d’un raccord USB bien pratique, ma foi, puisqu’elle a permis à l’inconscient que j’étais, de se retrouver vivant sur le trottoir avec un sac bourré de liasses de cent dollars jusqu’à la gueule. Pas pour très longtemps. Bosste par la joie, j’ai repris mon excursion au pas de course jusqu’au quartier des banques en lorgnant sur les boutiques de luxe. Un policier en tenue contrôlait le carrefour. Je ne me suis douté de rien. Il m’a fait signe de m’arrêter, je n’ai pas entendu la moto s’approcher derrière moi, juste une ombre avant le grondement enragé des cylindres. J’ai valdingué en avant, entraîné par la sangle du sac qu’on m’arrachait mais les réflexes du dojo m’ont fait rebondir. Ils étaient deux, celui qui pilotait s’est ramassé la pointe de ma canne dans la gorge et je suis tombé en roulant sur l’asphalte. Ils n’ont pas eu le loisir d’en profiter. J’ai vu les liasses s’éparpiller en l’air quand ils ont franchi le terre-plein, mon coup avait suffit à les dévier sur la gauche de la voie rapide, et j’ai encore dans les oreilles le hurlement du passager, brisé net quand la roue du camion-citerne lui a roulé sur le casque. Ce pauvre taré tenait encore la courroie du sac entre ses mains crispées. Il y avait de la cervelle partout, et un silence affreux qui a déclenché les hurlements de la foule écoeurée, le flic en est resté baba Profitant de la confusion, je me suis relevé sans demander mon reste et j’ai remis la gomme entre les bagnoles bloquées et les deux roues qui commençaient à s’agglutiner au rond-point. Une heure plus tard, j’ai commencé à me faire une idée de ce qu’est vraiment l’enfer.

 

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